Le théâtre de l'absurde - Français

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mardi 17 décembre 2019

Le théâtre de l'absurde



1. Contexte historique
a. Les lendemains d’un demi-siècle agité
La première moitié du XXe siècle est teintée de sang, celui des deux guerres mondiales. L’activité créatrice y est pourtant intense : on ne cesse de rêver ni d’inventer, mais l’on pressent l’incroyable fragilité de ce que l’on peut accomplir, fragilité dépendant dorénavant clairement des autres hommes, capables du pire et du meilleur.
Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale ont vu naître l’existentialisme (avec Sartre en chef de file, en France), doctrine selon laquelle notre essence serait illusoire, alors que notre existence est à construire, à réaliser. On remet en question Dieu, l’homme a besoin de se reconstruire, de se retrouver.

La doctrine de l’absurde va s’apparenter d’une certaine manière à l’existentialisme, mais s’en détacher assez clairement pour mériter sa propre appellation. Elle lui vient de Camus, qui la développe dans son essai Le Mythe de Sisyphe, essai sur l’absurde (1942) et l’illustre ensuite dans l’ensemble de son œuvre, théâtrale ou romanesque.
Representation de Sisyphe, condamné à faire rouler un rocher éternellement jusqu'en haut d'une montagne du Tartare, peinture de Titien
b. Les nouvelles remises en question
La doctrine de l’absurde s’interroge sur le non-sens de la vie : vaut-elle la peine d’être vécue si l’on considère que pour la plupart des hommes, elle ne consiste qu’à « faire les gestes que l’habitude commande » ? Dès lors se pose la question du suicide : « Mourir volontairement suppose que l’on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, de l’absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l’inutilité de la souffrance ».
Cette prise de conscience ne peut se faire que de manière personnelle mais on retrouve quelques éléments moteurs : le décor, toujours le même, d’un quotidien immuable finit par donner la nausée ; lorsqu’en plus, l’individu comprend que tout cela ne le mènera qu’à la mort, nulle échappatoire ne lui est plus envisageable.
Ce n’est pas le monde qui est absurde, ni l’homme : c’est leur présence commune et surtout leur antinomie qui créent l’absurde. Quelle attitude adopter alors ?
Camus définit l’attitude de l’homme absurde ainsi : « Je tire de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté, ma passion. Par le seul jeu de ma conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort – et je refuse le suicide ».

Il faut donc relever le défi de cette absurdité et se révolter, continuer à vivre. Cette révolte seule donne de la grandeur et de l’intérêt à la vie. Dès lors qu’il a conscience de cette lutte contre l’absurde, l’homme conquiert sa liberté : il connaît sa condition et son issue, il peut donc s’affranchir des règles communes et vivre « sans appel ». Dès lors, à lui de multiplier les expériences lucides « pour être face au monde le plus souvent possible ».
2. Caractéristiques du théâtre de l’absurde
a. Le langage
Dans une pièce de théâtre ou dans un roman, le lecteur / spectateur s’attend à ce que l’intrigue soit bien construite, que les personnages soient vraisemblables, les situations identifiables. Pour ce faire, la cohésion entre le langage et les idées est absolument nécessaire. Mais l’absurde se définit comme ce qui est contraire à la raison et au sens commun.
De fait, le théâtre de l’absurde va chercher à montrer que l’on ne bâtit pas de l’irréel sur les lois du réel, y compris celles de la linguistique ou des codes littéraires !
La forme n’est pas la seule à être ébranlée : des phrases toutes faites, des lieux communs, des expressions plus ou moins triviales, des parodies grossières et voyantes font leur entrée sur scène. On parle de « radioscopie du langage » tant la grammaire et le vocabulaire sont malmenés et désarticulés.
b. Les personnages
Point de profondeur psychologique dans le théâtre de l’absurde. On a davantage à faire à des allégories d’humanité (du clochard de Beckett au roi de Ionesco).
Puisqu’ils n’ont pas d’épaisseur psychologique, nul n’est besoin de leur fournir un état civil : ils peuvent dès lors se substituer les uns aux autres et répéter à l’infini les mêmes situations (fin de La Cantatrice chauve), se métamorphoser (en Rhinocéros ?).
Les personnages les plus affinés sont destinés à représenter l’humanité toute entière à travers un cas d’espèce, comme le roi du Roi se meurt.
c. L’action
L’action n’est pas préconisée, elle peut donc être totalement inexistante. La pièce peut très bien être privée de tout mouvement dramatique puisque le but n’est pas « de raconter une histoire mais de construire un objet temporel dans lequel le temps, par ses contradictions, ses structurations, mettra en relief de façon saisissante ce qui est proprement le sujet» (Sartre).
 
Le temps est aboli, l’action peut s’étendre et recommencer à l’infini (comme dans En Attendant Godot, de Beckett). Et c’est justement parce que « rien ne se passe que tout se passe, et que le tableau est complet, de la dérision au tragique ».
Il arrive même que l’action échappe à tout contrôle : elle peut parfois laisser la place à l’improvisation. Le théâtre de l’absurde n’hésite pas à emprunter aux techniques du mime, du cirque, du happening. C’est ainsi que des tons si différents cohabitent sans transition parfois : l’angoisse succède à l’humour, la mort à la situation la plus clownesque.
3. Quelques auteurs et œuvres incontournables
a. Camus : Caligula (1944)
Après Le Malentendu (1944) qui n’a pas réussi à bien mettre en valeur les idées de Camus, l’auteur réussit avec Caligula (commencé en 1938 mais publié en 1944) à incarner sa philosophie de l’absurde.
Caligula découvre que « ce monde tel qu’il est fait n’est pas supportable » et que « les hommes meurent et ne sont pas heureux ». Il décide alors de s’affranchir de toute règle, et d’épuiser « tout ce qui peut le faire vivre » pour conquérir sa liberté. Et il espère aussi ouvrir les yeux des autres pour leur permettre de découvrir la vérité et prendre leur existence en main.
Son roman, L’Etranger (1940) fut aussi une remarquable traduction de ses idées sur l’absurde. Le héros, Meursault, représente en quelque sorte l’homme avant la prise de conscience de l’absurde, mais déjà préparé par la vie à cette lucidité.
b. Ionesco

Ses pièces se singularisent parce qu’elles sont généralement courtes et reposent sur l’absurdité des êtres, de leur langage. Il s’ingénie à disloquer le langage, les êtres, les situations. Il est probablement le premier à aller aussi loin dans la déconstruction de la forme, dès La Cantatrice chauve, en 1950.
Il navigue sans frontière d’un ton à l’autre, dans une sorte de parodie permanente du théâtre d’antan : « Plus de drame ni de tragédie ; le tragique se fait comique, le comique tragique ».
Son personnage récurrent, Béranger, témoigne de la progression philosophique qui accompagne l’œuvre de Ionesco :
Dans Tueur sans gages (1959), le personnage s’interroge sur l’impuissance de l’homme, avant de chercher dans Le Piéton de l’air (1963) une quelconque aide à son angoisse existentielle dans l’acte poétique.
Dans Rhinocéros (1960), l’arrivée de milliers de rhinocéros dans une petite ville tranquille symbolise la montée du fascisme ou de tout totalitarisme capables d’écraser l’homme. Béranger est finalement le seul à résister à la métamorphose, lui qui n’est qu’un petit employé subalterne.
Devenu roi dans Le Roi se meurt (1962), Béranger assiste impuissant à la décomposition de son univers en même temps que la sienne : il perd peu à peu sa vigueur, son pouvoir de monarque et son humanité même. Rien ne peut le sauver de la mort ; c’est à ce moment qu’il est prêt à reconnaître l’absurdité de sa condition.
Les personnages, les répliques choquent le spectateur / lecteur, mais les indications scéniques (didascalies) sont tout aussi signifiantes et déconstruisent à leur manière la logique de l’art dramatique : « Un autre moment de silence. La pendule sonne sept fois. Silence. La pendule sonne trois fois. Silence. La pendule ne sonne aucune fois. »
c. Beckett
Très lié avec les Surréalistes au départ, Beckett subit ensuite surtout l’influence de Joyce et Kafka.
Son univers est au moins aussi déconcertant que celui de Ionesco :
Les personnages sont souvent des anonymes, des clochards, des êtres informes ou difformes, impotents parfois, qui jouent le rôle d’allégories humaines : dans En Attendant Godot (1953), le personnage quasi éponyme est absent et pourtant attendu comme le Messie (Godot = God, Dieu ?).
D’autres se voient diminués au fil de la pièce, comme Winnie dans Oh les beaux jours ! ( 1963) qui s’enlise irrémédiablement dans des paroles vaines, donc…absurdes.
Pire, les personnages peuvent être coincés dans des poubelles, comme dans Fin de partie (1957), impuissance avilissante et dérisoire.
L’action est inexistante : les personnages attendent en vain un événement qui ne viendra pas, ne les sortira pas de leur condition (les deux personnages de Godot tuent le temps en bavardages inutiles, repartent puis reviennent sans que rien ne se passe non plus le lendemain).
Le langage frôle le clownesque : le langage est souvent inarticulé (les logorrhées de Lucky dans Godot), les personnages ne peuvent se comprendre donc satisfaire leurs désirs propres et réciproques. La communication est dévoyée.
Et pourtant, de ce vide apparent, la vérité profonde de l’homme surgit sous nos yeux : la condition humaine est fragile et vaineAnouilh a d’ailleurs dit du théâtre de Beckett que « ce sont les Pensées de Pascal jouées par les Fratellini ».
L'essentiel

Le théâtre de l’absurde est la forme la plus vive de la philosophie de l’absurde, directement issue de l’existentialisme, donc des lendemains de la Seconde Guerre mondiale. La condition de l’homme se révèle fragile, vaine et il s’agit pour les penseurs de ce courant, comme Camus, de trouver des palliatifs à ce caractère immuable. Dès lors, l’homme doit prendre conscience que sa seule liberté se trouve dans sa révolte et son refus des règles communes. Au théâtre, ce refus est matérialisé par des personnages emblématiques de la condition humaine, plus que des personnages singuliers, mais aussi par un refus des codes linguistiques et littéraires en vigueur jusqu’ici.

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