Pierre-Simon Ballanche (113), qui représente excellemment ce courant mythique et mystique, fait en même temps figure d’initiateur discret, mais important, de la littérature romantique. Si sa première épopée en prose, Antigone, publiée en 1814, nous rappelle l’existence, sous l’Empire, d’une « école grecque » et de l’épopée à sujets antiques, c’est surtout l’hellénisme mystique d’un Nerval ou d’un Ménard qu’elle annonce. Avec Ballanche, la discussion sur les différentes sortes de merveilleux cède la place à la méditation sur la vérité du mythe. Vérité du mythe dans les temps antiques où il naquit et vérité qu’il conserve pour nous encore. Cette survie, cette résurrection, cette palingénésie du mythe, Ballanche en donne l’exemple dans Antigone : point de merveilleux, ou guère, mais un sens nouveau trouvé à la légende, une signification chrétienne, avec un accent mis sur l’expiation, qui fait songer à Saint-Martin. Ballanche explique : « J’ai pris mon sujet dans les temps anciens, et je l’ai transporté tout entier au sein des croyances modernes ; je me le suis donc approprié, en le changeant de sphère, en lui faisant subir une sorte de palingénésie. » L’utilisation de mythes donnés se transforme alors en création mythique et la vérité inépuisable du mythe est fonction de la liberté de l’écrivain qui le reprend et le féconde.
L’épopée d’Orphée, en 1827-1829, montre la fonction du mythe et sa vérité dans les temps les plus reculés. On y apprend comment la révélation primitive, venue de l’Inde et recueillie par les prêtres d’Egypte, a été transmise aux prêtres-poètes de la Thrace, représentés par Orphée et, par eux, aux Grecs, puis aux Latins. Cette histoire des origines orientales et égyptiennes de la religion grecque des mystères nous est connue ; on la trouve chez Creuzer ; à Vico, Ballanche a emprunté l’idée de l’homme mythique, Orphée, ici, qui résume toute une époque. Il lui a repris aussi l’idée que le mythe et de 1’« histoire condensée » est la seule histoire qui, sous la forme d’épopées primitives, comme le pense Herder, nous renseigne sur les temps très anciens. L’horizon le plus lointain de l’histoire, c’est le mythe et le dogme, avec lesquels on touche à la révélation initiale. Le cosmos, manifestation de la Divinité, le mythe (par exemple, l’histoire d’Orphée et pour raconter les temps primitifs, Ballanche a dû écrire une épopée et inventer un mythe), l’histoire, enfin, telles sont les trois étapes. Les mythes renferment aussi une vérité religieuse évidente pour qui sait manier les symboles. Dans le temple d’Isis, Orphée apprend que « l’univers est un mythe infini », c’est-à-dire « la pensée de Dieu écrite » dans « les merveilles du ciel et de la terre », et que tous les mythes légués par la tradition universelle sont, encore, les symboles des vérités primitives, qui se ramènent à la révélation chrétienne. L’histoire de l’humanité se résume dans les épopées, les mythes, les religions, qui manifestent, différemment selon les temps et les lieux, la même vérité divine. Après Antigone, exemple de la vérité toujours renouvelée du mythe, après Orphée, épopée des premiers temps de l’humanité, Ballanche devait écrire l’épopée de l’histoire humaine ainsi conçue. Il l’a fait, en 1831, dans La Vision d’Hébal. Hébal est un voyant à qui apparaît l’histoire universelle, de « l’ineffable solitude de Dieu » à « la fin du monde », en neuf chants qui nous conduisent de la Grèce à Napoléon, puis à l’émancipation des peuples, à la fin de la guerre, à l’abolition de la peine de mort. Ballanche résume ainsi son œuvre :
Ces chants qui prennent un nom ; qui revêtent une figure, qui deviennent un poète [comme Homère, dont Ballanche nie l’existence personnelle, voyant en lui le symbole d’une époque], montrent à Hébal comment chaque peuple travaille à faire son épopée, comment chaque race travaille à faire la sienne, comment toutes les épopées successives doivent produire l’épopée générale du genre humain, comment la pensée de cette épopée définitive, une dans sa magnifique diversité, n’est autre chose que la pensée même de la religion universelle.
La voie était ouverte à un genre nouveau, propre au romantisme et au siècle des philosophies de l’histoire, l’épopée de l’humanité. Quel en serait le héros ? Ballanche a imaginé un voyant aux facultés psychiques exceptionnelles – on songe au Louis Lambert, de Balzac -, qui relève du mythe romantique du surhomme et qui, en même temps, représente le « mythe général, l’homme universel, vivant d’une vie infinie, cosmogoniquement, mythiquement et historiquement ». Hébal est l’Homme et l’épopée romantique s’efforcera de constituer un mythe de l’humanité.
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