Il manque à ces allégories, à la fois floues et simples, de Dujardin ou de Régnier, les obsessions, les hantises profondes qui nourrissent les mythes. C’était, pourtant, l’époque des névroses, de toutes sortes de sentiments morbides qui constituent la Décadence, au sens large où Mario Praz a pris ce mot dans son ouvrage sur l’« agonie romantique » (142). Sans se préoccuper de l’école décadente proprement dite, celle d’Anatole Baju, il a étudié les façons de sentir et de rêver des écrivains qui, après 1870, ont pris la relève du satanisme romantique et, en analysant les figures données à ces sentiments et à ces rêves, il a fait apparaître comme un décor mythique propre à cette époque. Avec la Décadence, au type byronien et romantique de l’Homme fatal, succède le type de la Femme fatale. Il apparaît dans l’art et Huysmans présente Félicien Rops comme le peintre du triomphe de la femme « démoniaque et terrible, […] maléficiée par le diable et bénéficiant, à son tour, l’homme qui la touche ». Mais le peintre qui domine ce temps comme Delacroix avait dominé le romantisme, c’est Gustave Moreau. Avec lui, le Sardanapale de Delacroix qui contemplait l’hécatombe de ses femmes cède la place à Hélène dont le baiser fait mourir les jeunes gens et qui, dans sa robe maillée d’or vif, s’érige, pareille à un lys, « sur un fumier saignant de cadavres », comme l’a écrit Jean Lorrain. Dans son tableau des Chimères, Gustave Moreau a voulu aussi représenter la Femme et, dit-il lui-même, sa « séduction perverse et diabolique » ; ses Sphinx sont également des figures de la Femme fatale. Peintre cruel des « Muses porteuses de têtes coupées », dit Jean Lorrain, il est encore « l’homme des sveltes Salomés ruisselantes de pierreries ». Huysmans donne une description minutieuse et passionnée, dans A Rebours, du tableau et de l’aquarelle inspirés à Gustave Moreau par Salomé. Sous le pinceau de Moreau et la plume de Huysmans, elle n’est plus la baladine qui obtint d’Hérode la tête de Jean- Baptiste ; mythique, elle est « la déité symbolique de l’indestructible Luxure, la déesse de l’immortelle Hystérie ». La figure de Salomé triomphe dans la littérature décadente et, dans une pièce écrite en français qui porte le nom de la cruelle danseuse et fut représentée au Théâtre de l’Œuvre, en 1896, Oscar Wilde emprunte à l’Atta Troll d’Heine l’image de Salomé baisant la tête décapitée du saint et met en circulation la légende de la passion vampirique de Salomé, absente de l’Hérodias de Flaubert comme de l’Hérodiade de Mallarmé, mais à laquelle Laforgue avait fait un sort, sur le mode ironique, dans une de ses Moralités légendaires. On retrouve Salomé, avec Hélène, chez Albert Samain et, dans une pièce de ses Névroses, Maurice Rollinat consacre, en 1883, un poème A la Circé moderne, à la femme vampire. En 1894, dans Le Livre de Monelle, Marcel Schwob raconte l’histoire de la princesse Morgane qui alla jusqu’en Orient passer une nuit dans la chambre où vécut une « reine cruelle » dans laquelle on reconnaît Salomé ; elle y trouve le bassin où Rit placée la tête du saint et qui, depuis ce temps, reste rempli de sang ; elle s’y mire et, sans doute, y découvre son destin, puisque, revenue dans son pays, elle devient « Morgane la Rouge » et « fut une fameuse prostituée et une terrible égorgeuse d’hommes ». « Les figures de Moreau sont ambiguës », écrit Mario Praz, et le type qui domine, dans cette peinture, est celui de l’Androgyne. Avec la Femme vampire, l’Androgyne est le thème favori de cette époque. L’homosexualité est bien portée, alors, chez les écrivains de l’un et l’autre sexe. Des Esseintes en est touché et, à tout le moins, quand il s’éprend de l’acrobate de cirque, Miss Urania, c’est moins « Pandrogyne » qu’il désire en elle, que « le grossier hercule » qui pourrait le broyer dans ses bras. Avec plus de succès, car Miss Urania reste déplorablement féminine par ses sentiments, Raoule se virilise et réussit à faire de son amant sa maîtresse, dans le roman de Rachilde, au titre bien androgynique de Monsieur Vénus. Albert Samain a consacré un poème à L’Hermaphrodite, mais c’est surtout chez le sâr Péladan que le type s’impose, dans Curieuse, dont l’héroïne, la princesse Riazan, tourne au mythe, elle aussi, quand elle s’assimile elle-même à « la grande Istar, l’Aphrodite de Kaldée », puis dans l’Érotologie de Platon, où il se réfère à la Joconde et au saint Jean de Léonard de Vinci – ce même saint Jean auquel la Claudine de Colette, visitant le Louvre, trouvera un air de « Mlle Moreno »… En 1884, Péladan publie le premier volume de son « éthopée » de La Décadence latine ; il le consacre au Vice suprême, l’androgynisme de la princesse d’Este ; en 1891, un roman de ce vaste cycle s’intitule l’Androgyne, et, un autre, l’année suivante, La Gynandre.
Dans son ouvrage sur Méphistophélès et l’Androgyne (178), Mircea Eliade accuse Péladan d’avoir dégradé cet admirable mythe de la totalité dont Balzac avait si bien compris le sens, avec Séraphita, ange dont la seule patrie reste le ciel, mais qui, sur cette terre, représente l’homme parfait, un « être total ». Marcel Schneider (53) détend le sâr, dont on s’est trop moqué, et remarque que l’androgynisme est, chez lui, de nature spirituelle ; ses androgynes unissent l’esprit de l’homme et l’âme de la femme et sont voués à la chasteté. Il n’en demeure pas moins que cette époque fut, comme l’écrit Mario Praz, « une sorte d’âge mythique de la littérature pornographique, avec des ichtyosaures et des paléosaures sexuels, des caprices à la Goya et des incubes à la Rops ». Avec sa tératologie féminine, la mythologie, coruscante à la fois et faisandée, d’A Rebours ne manque certes pas de caractère ; aux divinités de la Luxure et de l’Hystérie, ne manquons pas de joindre cette autre figure mythique qu’y crée Ponirisme de Huysmans : ambiguë, sans sexe, verte, aux yeux bleus dans des paupières violettes, squelettique, avec des boutons autour de la bouche, la divinité qui complète la trinité de la Décadence est la Grande Vérole
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