Les classes de morphèmes - Français

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lundi 13 janvier 2020

Les classes de morphèmes





I. Généralités

1. Deux classes générales de morphèmes

2On distingue par commodité, avons-nous vu précédemment (cf. p. 17), deux grandes classes de morphèmes, à savoir les morphèmes lexicaux ou lexèmes, et les morphèmes grammaticaux (ou grammèmes ?). Martinet, qui parle de monème là où les autres linguistes parlent de morphème, appelle “lexèmes ceux des monèmes qui trouvent leur place dans le lexique et non dans la grammaire, et <..> morphème<s...> ceux qui <..> apparaissent dans les grammaires” (Martinet, 19672, 16). La distinction est apparemment claire ; mais André Martinet doit ajouter, ce qui montre qu’elle n’est pas si tranchée qu’on le souhaiterait,
“Les monèmes, comme pour ou avec, qui figurent aussi bien dans le lexique que dans la grammaire, sont à classer parmi les morphèmes” (Martinet, 19672,16).
3A vrai dire, Martinet y voit des morphèmes parce qu’il estime que les prépositions sont ce qu’il appelle des « monèmes fonctionnels », c’est-à-dire des “monèmes qui servent à indiquer la fonction d’un autre monème” (Martinet, 19672, 112). A notre avis, seules les prépositions dites vides, c’est-à-dire qui n’ont pas de contenu sémantique proprement dit et dont le signifié est purement grammatical, comme en français à ou de, sont de véritables morphèmes fonctionnels. Les autres prépositions, comme par exemple avec, ont un contenu sémantique (la « cooccurrence », c’est-à-dire la « présence dans le même temps et le même lieu que le repère ») et peuvent entrer dans des syntagmes qui ont des fonctions syntaxiques diverses. Ainsi avec par exemple introduit un circonstant dans :
Il dînait avec du pain et des pommes de terre (Hugo, Misérables IV, ix, 3) Il dîne avec un ami
4un complément de verbe dans :
Il est d’accord avec moi. Il ne faut pas comparer les chagrins de la vie avec ceux de la mort (Musset)
5un constituant extraposé dans :
Avec ce froid, toutes les fleurs ont gelé (Académie)
6et un complément de nom dans :
la guerre avec l’Allemagne ; le conflit de la Russie avec le Japon (LNPR)
7Il est même possible de montrer que les prépositions expriment un ensemble de relations spatiales qui s’organisent en plusieurs sous-systèmes. Il s’agit alors d’un véritable champ lexical.
8Pour essayer, malgré tout, de répartir les morphèmes en morphèmes grammaticaux et morphèmes lexicaux, Martinet propose de procéder de la façon suivante :
“on établit, dit-il, les inventaires des unités susceptibles d’apparaître à un point déterminé dans le cadre du syntagme autonome. Les monèmes lexicaux sont ceux qui appartiennent à des inventaires illimités. Les monèmes grammaticaux sont ceux qui alternent dans les positions considérées, avec un nombre relativement réduit d’autres monèmes. La fréquence des monèmes grammaticaux <en outre..> est bien supérieure à celle des monèmes lexicaux” (Martinet, 19672,119).
9Il est clair en effet que les morphèmes qui commutent avec l’article dit défini le ne sont pas nombreux du tout. Il s’agit de l’article indéfini un et de l’article partitif du, des prétendus adjectifs possessifs mon, ton, son, votre, notre et leur, et des prétendus adjectifs démonstratifs ce, cet, cette, ces. Même s’ils sont définis dans les dictionnaires, on pourra les considérer comme des morphèmes grammaticaux, parce qu’ils appartiennent à une classe relativement limitée. Tel n’est pas le cas des noms, dont le nombre n’est pas vraiment calculable. Il s’agira alors de morphèmes lexicaux.

2. Théorie traditionnelle des parties du discours

10Traditionnellement on s’efforce d’identifier les différentes classes de mots, puisqu’on prend le mot pour unité grammaticale minimale. La liste de ces classes de mots constitue ce qu’on appelle la théorie des parties du discours. Cette notion de parties du discours remonte aux Stoïciens, qui considéraient que l’énoncé était l’unité minimale de signification, et non, comme chez Aristote, la combinaison de plusieurs significations autonomes. Les mots qui constituent l’énoncé n’avaient donc, selon les stoïciens, une signification qu’en tant que « constituants de l’énoncé » (en grec mérē lógou, c’est-à-dire littéralement « parties de l’énoncé », d’où le calque latin de partes orationis, qui, traduit en français, donne « parties du discours »).
11Ces parties du discours sont au nombre de 8 d’après le grammairien alexandrin Denys de Thrace, au nombre de 9 d’après le grammairien latin
12Quintilien, qui en cite en fait 10, à savoir : verba, nomina, coniunctiones [“ayant pour rôle d’établir un lien entre le nom et le verbe” (I, IV, 18)], articuli [“dont notre langue ne dispose pas” (I, IV, 19)], praepositiones, appellatio, pronomen, participium, adverbia, interiectio. Mais Quintilien disait dans son Institution oratoire que “le maître doit voir combien il y a de parties du discours et quelles sont ces parties, quoiqu’on ne soit pas bien d’accord sur leur nombre” (I, IV, 17). Il ne faut donc pas s’étonner si le nombre ou le nom de ces parties du discours ne fait pas l’unanimité.
13Les linguistes acceptent souvent telle quelle la classification de la grammaire traditionnelle, en admettant plus ou moins expressément que ce sont aussi des classes de morphèmes. Ils font alors souvent un sort à part à certaines d’entre elles, qu’ils appellent volontiers les parties du discours majeures. Il s’agit du nom (ou substantif), du verbe, de l’adjectif et de l’adverbe. A ces 4 espèces de mots, il faudrait ajouter l’article, le pronom, la préposition, la conjonction et l’interjection pour obtenir les 9 parties du discours du Bon usage de Grevisse (19597, 71) ou de la Grammaire méthodique du français de Martin Riegel (1994,118).
14Dans la mesure où les mots sont des unités minimales de la mise en ordre linéaire (ou syntagmatique) des morphèmes de la structure syntaxique, et dans la mesure où un assez grand nombre de mots, du moins en français, peuvent légitimement être considérés comme étant aussi des morphèmes, il n’est pas surprenant que les parties du discours ou classes de mots traditionnelles puissent, dans l’ensemble, correspondre à des classes de morphèmes. Il est certain par exemple qu’il y aura des morphèmes lexicaux que l’on pourra ranger dans la classe des noms, des verbes, ou des adjectifs, parce qu’ils ont les propriétés que la grammaire traditionnelle reconnaît aux mots qu’elle considère comme des noms, des verbes ou des adjectifs. Dans deux des phrases françaises
Et les ombres des monts grandissent jusqu’à nous (Paul Valéry, 1953, Traduction en vers des Bucoliques de Virgile, Paris, Gallimard) Vois les ombres grandir en tombant des montagnes (Xavier de Magallon, 1930, Les Bucoliques de Virgile, Paris, Les Editions Nationales)
15qui traduisent le dernier vers de la première Bucolique de Virgile :
maioresque cadunt altis de montibus umbrae
ma - ior - es - que cad - unt ait - is de mont-ibus umbr – ae
grand-plus-NoPl-et tomber-Pers6 haut-AbPl de mont-AbPl ombre-NoPl
« et les ombres plus grandes tombent des montagnes élevées »
16les mots ombres, monts et montagnes, qui sont aussi des morphèmes, sont des morphèmes que l’on range naturellement dans la classe des noms ; le morphème /grãdis/ ou /grãdi/, dont le premier signifiant, mais pas le second, correspond à un mot, est évidemment considéré comme appartenant à la classe des verbes. Si on prend l’équivalent latin de ces deux phrases, aucun des mots latins ainsi traduits en français ne correspond à un seul morphème. Mais chacun de ces mots contient néanmoins un morphème plus ce qu’on appelle une désinence. Alors que la grammaire traditionnelle parle du nom umbrae au nominatif pluriel ou du nom montibus à l’ablatif pluriel, c’est seulement les morphèmes umbr- et mont- que l’on rangera dans la classe des noms. C’est le lexème cad- du mot cadunt que l’on considérera comme un verbe ; et c’est le lexème ait- du mot altis qui appartiendra à la classe des adjectifs. Certaines des parties du discours de la grammaire traditionnelle sont donc parfaitement transposables telles quelles à des classes de morphèmes. Mais il est possible d’une part que toutes les parties du discours de la tradition ne correspondent pas forcément à une classe de morphèmes, et d’autre part qu’il faille postuler plus de classes de morphèmes qu’il n’y a de parties du discours. C’est ce qu’il faudrait maintenant examiner de façon un peu détaillée.

II. Noms, verbes et adjectifs

17On essaiera d’abord de définir et caractériser les trois classes les plus importantes et les plus discutées parmi les classes de morphèmes qualifiées de majeures, à savoir les noms, les verbes et les adjectifs, en partant de ce que disent les grammaires à propos des parties du discours auxquelles elles correspondent.

1. Définitions d’ordre sémantique

18Ce sont surtout les grammaires d’inspiration plus ou moins logicienne ou philosophique qui ont proposé des définitions précises de ces trois parties du discours, en identifiant ces classes de mots avec telle ou telle catégorie logique ou métaphysique.
19La Grammaire générale et raisonnée d’Arnaud et Lancelot, dite Grammaire de Port-Royal, fonde par exemple la distinction grammaticale entre substantifs et adjectifs sur les deux concepts métaphysiques de substance et d’accident, lesquels correspondent à trois des dix catégories de la logique aristotélicienne, à savoir d’une part la substance (oὐσία), et d’autre part la quantité (πoσóν) et la qualité (πoιóν) :
“Les objets de nos pensées sont ou les choses, comme la terre, le soleil, l’eau, le bois, ce qu’on appelle ordinairement substance ; ou la manière des choses, comme d’être rond, d’être rouge, d’être dur, d’être savant, etc. ce qu’on appelle accident.
C’est ce qui a fait la principale différence entre les mots qui signifient les objets des pensées : car ceux qui signifient les substances ont été appelés noms substantifs ; et ceux qui signifient les accidents, en marquant le sujet auquel ces accidents conviennent, noms adjectifs” (Arnaud & Lancelot, 1969, 25).
20Elle fonde par contre la notion de verbe sur la théorie logique du jugement, en y voyant “un mot dont le principal usage est de signifier l’affirmation” (Arnaud & Lancelot, 1969, 66). Pour intéressantes que sont ces définitions théoriques, elles ne sont pas satisfaisantes, n’étant pas toujours exactes. Les prétendus substantifs en effet ne désignent pas tous des substances, c’est-à-dire des êtres ou des objets qui existent par eux-mêmes, comme dans les bons exemples cités par la Grammaire de Port-Royal. Ils peuvent en effet exprimer aussi une qualité, pour reprendre l’expression d’Aristote, ou une “manière des choses”, pour reprendre celle de la Grammaire de Port-Royal, comme dans ces exemples de qualité proposés par Aristote :
la chaleur et le refroidissement (θεpµόтηs καì kαтάψυξιsCat. 8,8b, 37), la douceur, l’amertume, l’âcreté (γλυκύтηs тε kαì πιkρóтηs kαì στυØvόтηs, Cat. 8,9a, 29-30) ou la blancheur, la noirceur et les autres couleurs (λεukότηs καì µελαvíα καì αì άλλαì χρoιαì Cat. 8,9b, 10).
21Ils peuvent également correspondre à une catégorie logique qui n’est ni celle de la substance ni celle de la qualité, mais celle de la relation. Aristote donne en effet comme exemple de cette dernière catégorie logique des substantifs comme :
L’esclave et la maître (ὁ δũλos... kαì ó δεσπóтηs, Cat. 7,6b, 30)
22car on est forcément l’esclave de quelqu’un ou le maître de quelqu’un, ou encore :
l’état, la connaissance, la position (ἡ ἒξιs... ἡ ἐπισтἡµη... ἡ θἐσιs, Cat. 7,§b,4-6).
23Ils peuvent même exprimer des actions ou des passions, mots qui, en français, sont des substantifs, si, dans le grec d’Aristote, ce sont des infinitifs substantivés (τò πoιεĩv, τò πάσχειv). Mais même en grec, il existe des substantifs comme ή πραξιs (πoíησιs) et τò πάθos, qui ont exactement le même sens que ces deux infinitifs. Il n’est pas possible d’identifier la catégorie grammaticale de nom avec la catégorie ontologique de substance.
24Et si on entend garder quelque chose de ces fondements philosophiques, il faut alors faire comme Grevisse et dire que la notion de substance ou de chose n’a pas le même sens en grammaire et en philosophie :
“Le nom ou substantif est le mot qui sert à désigner, à « nommer » les êtres animés et les choses ; parmi ces dernières, on range, en grammaire, non seulement les objets, mais encore les actions, les sentiments, les qualités, les phénomènes, etc. : Louis, chien, table, livraison, colère, bonté, gelée” (Grevisse, 19597,168).
25Mais alors cela a-t-il encore un sens de rattacher la catégorie de nom à la notion métaphysique de « chose » ou « substance » ?
26De même, si poser une affirmation est une condition nécessaire dans la définition du verbe, elle n’est pas une condition suffisante, puisque dans les langues naturelles il est possible d’affirmer une proposition sans recourir expressément à un verbe, comme on peut le voir dans ce qu’un appelle traditionnellement les phrases nominales :
Tel père, tel fils. A chacun son métier.
A quoi bon le torrent, le lac, le vent, le flot ? (Hugo, Légende des siècles, XXI, II, 2)
Sary n’avait pas osé dévoiler ses tourments à la sœur de son disciple, dont il redoutait le papotage <qui est aussi la fille du Pharaon>. Quant à s’en ouvrir à Séthi <le Pharaon>, impossible ; bourreau de travail, le pharaon était bien trop occupé à gérer le pays, chaque jour plus florissant, pour prêter attention aux états d’âme d’un nourricier. (Christian Jacq, Ramsès 1, 1995,22).

2. Définitions d’ordre psychologique

27Gallichet, dans un Essai de grammaire psychologique, a en quelque sorte transposé au niveau psychologique certaines des définitions des grammairiens-philosophes. Il ne prétend pas que le nom exprime une chose, mais qu’il présente comme une chose ou “sous l’espèce de l’être” une certaine réalité. Le verbe par contre la présente “sous l’espèce du procès”.
“Quand nous classons tel mot ou tel groupe de mots dans l’espèce nominale ou verbale, dit-il par exemple, c’est que notre esprit envisage l’idée à exprimer sous l’espèce de l’être ou du procès, etc. Soit par exemple, l’action de digérer. Nous pouvons considérer ce phénomène dans son existence pure et simple : « La digestion dure trois heures », ou dans son déroulement : « On digère en trois heures ». Dans le premier cas, l’action est vue sous l’espèce de l’être, dans le deuxième, sous l’espèce du procès. Le point de vue choisi n’est pas arbitraire, il correspond à la nuance que le sujet parlant veut exprimer” (Gallichet, 19502,19).
28Mais on est en droit de se demander pourquoi la mise en nom d’une certaine réalité extralinguistique est considérée comme une présentation de cette réalité sous l’espèce de l’être. Bref quel rapport cette présentation particulière a-t-elle avec ce que, du point de vue ontologique, on appelle la substance ?

3. Définitions plus grammaticales

29Les grammaires qui ne se veulent pas spéculatives s’efforcent ordinairement de donner des définitions des parties du discours qui sont plus proprement grammaticales, sans toutefois oublier totalement les considérations philosophiques des grammaires générales.
30Elles signalent des propriétés morphologiques qui leur paraissent caractériser et donc définir chaque partie du discours (cf. Wagner & Pinchon, 1962, 223 ; Riegel, Pellat, Rioul, 1994, 243). On dira par exemple que les verbes changent de forme en s’accordant en genre et en nombre avec leur sujet, que les noms, qui ont un genre et un nombre (Riegel, Pellat, Rioul, 1994,167-168), imposent cet accord au verbe, et que les adjectifs, qui n’ont par eux-mêmes ni genre ni nombre, présentent tous les genres, parce qu’ils s’accordent en genre et en nombre avec les noms auxquels ils se rapportent (cf. Wagner & Pinchon, 1962, 125 ; Riegel, Pellat, Rioul, 1994, 355). Ces propriétés morphologiques sont intéressantes, mais ne sauraient être valables pour toutes les langues, dans la mesure où il existe des langues comme le chinois ou l’indonésien où le verbe est invariable et ne s’accorde donc jamais avec le nom sujet, ou des langues comme l’anglais où les noms ignorent le genre, et où les adjectifs sont invariables. En outre qu’est-ce qui permet d’assimiler à une même réalité morphologique des marques formelles dites de genre ou de nombre, qui sont propres à chaque langue ?
31Les grammaires mentionnent aussi des propriétés morphématiques spécifiques, et présentent le verbe comme se combinant avec des morphèmes de temps, de mode ou de voix (cf. Gardes-Tamine, 1988, 69), et ayant par conséquent une conjugaison, à quoi elles opposent le nom qui, dans des langues comme le russe ou l’allemand, se combinent avec des morphèmes fonctionnels appelés cas. Le verbe est alors défini comme ce qui se conjugue, et le nom comme ce qui se décline. Quant aux adjectifs, ils se déclinent aussi ; mais à la différence du nom, qui ne connaît qu’une déclinaison, ils en connaissent plusieurs, autant que la langue a de genre. Mais là aussi ces propriétés ne sauraient être universelles ; car il existe des langues sans déclinaisons comme le français ou l’anglais, et des langues comme le malgache où certains noms présentent la même conjugaison temporelle que les verbes.
32Les grammaires relèvent également des propriétés syntaxiques particulières. Les verbes peuvent admettre des compléments d’objet (Wagner & Pinchón, 1962, 224), qui, dans les langues indo-européennes sont à l’accusatif, alors que les noms peuvent s’adjoindre des compléments de nom, qui sont, eux, au génitif. Ces derniers aussi se combinent avec “des déterminants spécifiques (adjectifs possessifs, adjectifs démonstratifs, articles)” (Wagner & Pinchon, 1962, 41 ; cf. Riegel, Pellat, Rioul, 1994, 167). On signale encore que “le verbe est le noyau syntaxique de la proposition par rapport auquel se déterminent les fonctions des syntagmes nominaux” (Gardes-Tamine, 1988, 2, 69 ; cf. Riegel, Pellat, Rioul, 1994, 243), alors que “le nom est l’élément central du groupe nominal” (Riegel, Pellat, Rioul, 1994, 167). Les propriétés syntaxiques fournissent certainement les meilleurs critères pour définir les classes de mots (pour la tradition grammaticale) ou de morphèmes (pour les linguistes), à condition d’avoir des définitions proprement syntaxiques des fonctions syntaxiques, et non pas seulement des définitions qui s’appuient finalement sur la morphologie, qui est forcément propre à chaque langue.

4. Définition informativo-syntaxique :

33C’est, à notre avis, en combinant des particularités informatives et des particularités syntaxiques qu’il est peut-être possible de donner une définition générale des noms et des verbes (cf. Touratier, 1994,3-4).

a. Les deux types d’énoncés de base

34Si l’on essaie de faire l’inventaire des types d’énoncé que l’on rencontre dans une langue donnée, on constate d’abord que tous les énoncés sont des variations plus ou moins étoffées de deux types d’énoncés minimaux, à savoir les énoncés à un seul morphème lexical (ou à un seul syntagme de base), et les énoncés à deux morphèmes lexicaux (ou à deux syntagmes de base).
Le premier type d’énoncé minimal peut être illustré par : fr. : Bravo. II pleut. J’arrive. Je sais. Tu dors.
lat. : Macte « Bravo ! » Tonat « Il tonne ». Perii « Je suis fichu ». Dormis « Tu dors »
35et le second type d’énoncés par :
fr. : Tout passe. Pierre dort. Quelqu’un arrive. Paris s’éveille, lat. : Cuncta fluunt (Ov., met. 15,178) « Tout passe ». Quisquam uenit « Quelqu’un est venu ». Pompeius dormit « Pompée dort ». Roma floret « Rome est florissante ».
tagalog : tumakho siya « Il courut », tumakho iyon « Celui-là courut » (d’après Lemaréchal, 1989,26)
indon. : Musa datang « Musa arrive ». Meréka berangkat « Eux sont partis ».
36On considérera que Tu dors est, comme Il pleut, un énoncé à un seul constituant, bien qu’il contienne deux morphèmes, alors que Il pleut ne contient effectivement qu’un seul lexème. Le morphème personnel Tu, qui est un pronom personnel conjoint ou, comme le dit Denis Creissels, un « indice pronominal » (Creissels, 1995, 23-31), fait en effet bloc avec le lexème verbal auquel il est étroitement lié et n’a pas l’indépendance syntaxique du constituant traditionnellement considéré comme sujet de l’énoncé à deux morphèmes lexicaux. Il ne commute nullement avec un nom propre par exemple. La situation est différente pour le pronom personnel de l’indonésien ou les pronoms personnels disjoints du français (lui, eux, etc.), qui eux sont syntaxiquement indépendants du verbe et commutent effectivement avec un nom propre.
37Il existe un deuxième type d’énoncé à deux lexèmes que l’on peut illustrer par :
fr. : Moi, j’arrive. Toi, tu dors. Tu dors, toi ? Pierre, il dort.
lat. : Tu amas, ego esurio et sitio (Plaut., Casin. 725) « Toi, tu aimes ; moi,
j’ai faim et soif »
38où l’on trouve un pronom personnel disjoint ou bien un nom propre combiné avec un lexème qui pourrait être un énoncé à un seul lexème. La combinaison des deux lexèmes est d’une autre nature que celle des énoncés à deux lexèmes vus précédemment. On dit qu’on a affaire à un syntagme endocentrique, c’est-à-dire à une construction qui fonctionne comme un de ses constituants immédiats, puisqu’elle pourrait être remplacée par ce seul constituant immédiat. On peut en effet dire Tu dors seulement au lieu de Toi, tu dors. On voit donc dans le constituant supplémentaire Toi une expansion, en quelque sorte facultative, du constituant immédiat central, souvent appelé noyau, tu dors. Par contre l’autre construction à deux lexèmes, à savoir Pierre dort, n’est pas du tout de même nature ; car elle ne peut pas être remplacée par un seul de ses constituants immédiats. On parle alors d’une construction exocentrique.
39Dans la mesure où l’énoncé endocentrique à deux lexèmes peut commuter et donc peut se ramener à un énoncé à un seul lexème, c’est une variante de ce dernier type d’énoncé. On est alors fondé à dire qu’il y a finalement deux modèles d’énoncés : les énoncés à un seul lexème et les énoncés exocentriques à deux lexèmes, et par conséquent deux types d’énoncés : les énoncés à un seul constituant de base (c’est-à-dire à un seul lexème ou à un seul syntagme commutant avec ce seul lexème) et les énoncés exocentriques à deux constituants de base (c’est-à-dire à deux lexèmes ou à deux syntagmes commutant avec ces deux lexèmes).
40Tous les énoncés sont par conséquent des formes plus ou moins complexes de ces deux modèles d’énoncés. Car ils remplacent le ou les lexèmes de ces deux modèles par des syntagmes ou constructions qui, commutant avec les lexèmes desdits modèles, appartiennent au même paradigme qu’eux, c’est-à-dire fonctionnent comme eux. Ainsi au lieu du seul verbe dit intransitif du modèle à un seul lexème, on peut avoir un syntagme avec des expansions de ce verbe intransitif comme dans
Il a dû pleuvoir. Il a plu hier soir. Il pleuvait hier soir, quand je suis rentré, etc.
41ou un verbe dit transitif et ses compléments avec éventuellement en plus des expansions comme dans :
Il a vu le danger. Il mange sa pitance. Il va à Marseille, tous les jours, etc.
42De même on peut remplacer l’un des deux lexèmes ou les deux lexèmes de l’énoncé modèle exocentrique par des syntagmes :
fr. : Le garçon dort. Le petit animal dort. Le petit animal mange sa pitance. Le petit animal est paisible, après le repas, etc.
lat. luppiter te perdat ! (Plaut., Amph. 569-570) « Que Jupiter t’anéantisse ! » Ostium Lenonis crepuit (Plaut., Pseud. 130-131) « La porte du léno a craqué ». etc.
43On peut donc dire que tous les énoncés complexes se ramènent à deux modèles : les énoncés à un seul morphème lexical et les énoncés exocentriques à deux morphèmes lexicaux.

b. L’énoncé exocentrique à deux lexèmes

44Si maintenant on regarde les énoncés exocentriques à deux lexèmes, on constate que leurs deux constituants ne sont ni équivalents ni interchangeables au niveau de l’information qu’ils apportent. Quand l’ordre des constituants n’est pas libre, il est ordinairement impossible d’inverser ces deux lexèmes :
*Dort Pierre. *S’éveille Paris.
45Et lorsque l’ordre est libre, les deux lexèmes, en changeant de place, n’échangent pas leur rôle informatif :
Dormit Pompeius « Pompée dort ». Floret Roma « Rome est florissante ».
46En outre, lorsque la langue à laquelle appartiennent ces énoncés jouit d’une certaine morphologie, on s’aperçoit que l’un de ces deux constituants est formellement à peu près identique au constituant des énoncés à un seul constituant de base, et que ce dernier constituant véhicule normalement dans les deux cas l’apport d’information qu’entend donner l’énoncé et contient tout ce qui est dit par cet énoncé.
47Si donc, en se situant maintenant au niveau de l’information véhiculée par ces énoncés, on appelle commentaire (ou rhème ou mieux apport informatif) le rôle informatif central que joue l’un des deux constituants de l’énoncé exocentrique à deux lexèmes ou le constituant unique de l’énoncé à un seul lexème, et topique (ou thème ou mieux support informatif) le second constituant de l’énoncé exocentrique à deux lexèmes, on est en droit de postuler deux classes différentes de morphèmes lexicaux, à savoir ceux qui fonctionnent comme support informatif et ceux qui fonctionnent comme apport informatif. On remarque alors premièrement qu’un certain nombre de morphèmes lexicaux ont vocation à être, c’est-à-dire sont le plus souvent, le constituant qui remplit la fonction informative de rhème ou d’apport informatif : ce sont les morphèmes lexicaux qui correspondent à ce que les grammaires traditionnelles appellent un verbe, bref les lexèmes verbaux. On remarque aussi que d’autres morphèmes ont vocation à fonctionner, c’est-à-dire fonctionnent le plus souvent, en tant que support informatif. Ce sont les morphèmes lexicaux qu’on appelle traditionnellement des noms. On définira par conséquent les verbes comme des morphèmes lexicaux qui ont vocation à servir, dans un énoncé à un ou deux lexèmes, d’apport informatif, et les noms comme des morphèmes qui ont vocation à servir de support informatif (cf. Hagège Claude, 1981, Le comox lhaamen de Colombie britannique, Paris, A.E.A., 51).
48Ceci ne veut pas dire que le verbe ne peut pas être thème d’un énoncé ni le nom rhème d’un énoncé, comme on peut le voir dans les exemples suivants :
Mourir n’est pas mourir, c’est changer
Vaincre les êtres et les conduire au désespoir est facile (A. Maurois) Un champion, ce coureur !
indon. wanita itu guru-ku « cette femme est mon professeur (femme ce professeur-moi)
lat. Homo homin-i lupus « L’homme est un loup pour l’homme (homme homme-à loup) ».
49Mais cela veut dire que le verbe est majoritairement et spontanément apport informatif, et le nom, support informatif. Il est d’ailleurs possible d’expliquer cette spécialisation informative quasiment naturelle des lexèmes verbaux et des lexèmes nominaux à partir de leur valeur sémantique propre. Si le verbe est avant tout apport informatif, cela vient incontestablement de ce qu’il exprime par lui-même une simple propriété sémantique ; et si le nom est avant tout support informatif, c’est parce qu’il désigne un individu ou un objet ou un aspect isolable de la réalité extralinguistique. Le verbe, exprimant une propriété sémantique, est donc fondamentalement « prédicable », comme diraient les logiciens, c’est-à-dire apte à être affirmé comme la qualité de quelque chose. Et le nom, désignant un ensemble particulier, comme diraient les mathématiciens (cf. Van Hout, Georges, Franc Math, 1973, 1, 21-26, Paris, Didier), on comprend que, dans un énoncé exocentrique à deux lexèmes, il soit ce qui se voit attribuer telle ou telle qualité prédicable. Mais rien n’empêche de prendre occasionnellement un nom pour représenter la propriété sémantique qui caractérise l’individu même qu’il désigne, ou de prendre un verbe comme objet de prédication afin de caractériser ou définir la propriété sémantique qu’il signifie.
50Avec un tel point de vue, on retrouve, limité aux énoncés exocentriques à deux lexèmes, ce qu’il y a de linguistiquement juste dans la logique classique, qui, depuis Aristote, décompose la proposition logique en deux constituants appelés respectivement sujet et prédicat. La Logique de Port-Royal disait par exemple :
“<L>e jugement s’appelle aussi proposition, & il est aisé de voir qu’elle doit avoir deux termes : l’un, de qui l’on affirme, ou de qui l’on nie, lequel on appelle sujet ; & l’autre que l’on affirme, ou que l’on nie, lequel s’appelle attribut ou praedicatum” (Arnaud & Nicole, 1970, 156).
51On retrouve aussi une partie de la théorie logico-métaphysique traditionnelle qui lie le substantif à ce que les métaphysiciens appellent « substances ». Mais on n’en revient pas pour autant à la théorie, qui nous a paru fausse, des grammaires traditionnelles. Car contrairement à ce qu’elles prétendent, ce n’est pas tous les noms qui désignent des êtres subsistants par eux-même, mais seulement une partie d’entre eux, à savoir les noms propres (et encore pas tous ! ) et les pronoms comme les pronoms dits personnels ou démonstratifs, qui sont susceptibles de commuter, dans un énoncé à deux lexèmes, avec ces noms propres.

c. Noms dits communs et noms dits propres

52Dans les langues sans articles comme le latin ou l’indonésien, tous les morphèmes nominaux semblent pouvoir former une phrase exocentrique à deux lexèmes :
lat. : Puer dormit « L’enfant dort », comme : Pompeius dormit « Pompée dort ». Terra floret (Cic, nat. deor. 2,19) « La terre se couvre de fleurs », comme Roma Floret « Rome est florissante ».
indon. : guru datang « le professeur arrive », comme : Musa datang « Musa arrive ».
53Mais les langues à article comme le français par exemple montre qu’il faut distinguer deux sortes d’unités dans ce que les grammaires appellent noms. Ces dernières ont, de fait, l’habitude de distinguer deux sous-classes de noms, qu’elles appellent respectivement les noms propres et les noms communs. Et elles s’efforcent de les différencier du point de vue de leur extension. Les noms propres, disent-elles par exemple, “sont des désignations individuelles” (Wagner et Pinchon, 1962, 41), c’est-à-dire ne “peu <vent> s’appliquer qu’à un seul être ou objet” considéré en lui-même et dans son unicité (Grevisse, 19597, 169), alors que les noms communs “désignent un genre, une espèce ou un représentant quelconque de cette espèce” (Wagner et Pinchon, 1962,41), c’est-à-dire un ou plusieurs êtres ou objets considérés non pas en eux-mêmes, mais en tant que membres d’une classe d’êtres ou d’objets.
54En réalité, c’est, à notre avis, au niveau du fonctionnement syntaxique qu’il convient de les distinguer. Les noms propres et les morphèmes pronominaux qui nous intéressent sont des morphèmes qui peuvent se combiner avec un verbe pour former un énoncé exocentrique à deux lexèmes, alors que les noms dits communs ne peuvent pas le faire. Ils ont besoin, le plus souvent, de se combiner avec un morphème grammatical et notamment avec un article pour pouvoir commuter avec un nom propre, dans un énoncé exocentrique à deux lexèmes :
fr. : Le garçon dort. La ville s’éveille,
55en face de :
Pierre dort. Paris s’éveille. *Garçon dort. *Ville s’éveille.
56On appellera syntagme nominal la construction exocentrique ainsi formée d’un lexème nominal et d’un article, qui commute avec un nom propre ou un pronom démonstratif, possessif ou personnel non clitique. Et l’on définira le nom, en disant qu’il est celui des deux constituants immédiats d’un syntagme nominal exocentrique qui est un morphème lexical.
57Il découle de cette observation que le nom dit propre et le nom dit commun ne sont pas du tout deux sous-classes d’une même catégorie syntaxique, mais qu’ils appartiennent à deux catégories ou classes syntaxiques différentes. Les noms propres en effet, comme nous l’avons écrit ailleurs, “appartiennent normalement au paradigme du SN et non pas à celui du N” (Touratier, 1994, 9). Georges Van Hout les considérait comme des “SN synthétiques” (Van Hout, 1973, 18-19), ce qui veut dire fort justement qu’ils fonctionnent comme des SN. Mais cette appellation a peut-être l’inconvénient terminologique d’être une sorte de contradiction dans les termes, puisqu’un syntagme est une combinaison de morphèmes et que le nom propre, lui, est un morphème unique.
58On notera que Georges Van Hout considérait justement comme des “SN synthétiques” les pronoms personnels comme moi, toi, lui, etc., et les pronoms dits démonstratifs comme celui-ci, celui-là, etc.
59Nom propre et nom propre : Les grammaires caractérisent à peu près unanimement le nom propre par le fait de ne “s’appliquer qu’à un seul être ou objet” (Grevisse, 19596,169) ou, comme le dit Georges Van Hout, de “signifi<er> un et un seul singleton” (Van Hout, 1973,173), un singleton étant un ensemble qui ne contient qu’un seul élément. Mais elles ne dressent pas pour autant la même liste de ce qu’il convient de considérer comme un nom propre. Marc Wilmet propose un petit tour d’horizon qui va de Grevisse à Togeby, c’est-à-dire d’une des listes les plus courtes à la liste la plus longue :
“Maurice Grevisse retenait des noms propres de personnes (p. ex. Molière), des noms géographiques (p. ex. Paris, Provence), des noms de peuples (p. ex. les Anglais) et des noms de dynasties (p. ex. les Capétiens)” (Wilmet, 1997,63).
“Knud Togeby (1982) emporte la palme de ce martyrologe avec seize rubriques : 1e noms de pays, 2e noms de provinces, 3e noms de départements, 4e noms de points cardinaux, 5e noms de planètes, du ciel et de l’au-delà (p. ex. Mars, le paradis, l’enfer, le purgatoire), 6e noms de montagnes et de mers, 7e noms de cours d’eau, 8e noms d’îles, 9e noms de villes, 10e noms de rues (p. ex. la rue du Temple, l’avenue des Champs-Elysées), 11e noms du calendrier (p. ex. Noël, Pâques, l’Ascension, février, mars, avril, jeudi, vendredi), 12e noms de personnes, 13e noms de bâtiments (écoles, théâtres, hôtels, cafés, bateaux), 14e noms de marques commerciales (p. ex. une Peugeot, une Renault), 15e titres de livres, de pièces, etc., 16e noms des lettres de l’alphabet (et le linguiste danois oublie visiblement les symboles mathématiques π, e...). Sont bannis les noms d’habitants (p. ex. les Parisiens), les termes de politesse (p. ex. Monsieur ou Madame, les noms de périodes historiques (p. ex. la Renaissance ou l’Empire byzantin, les noms d’institutions (p. ex. l’Eglise, la Chambre des députés ou l’Académie française)” (Wilmet, 1997,64).
60Bref ni le critère de la majuscule orthographique ni celui de l’absence d’article ne sont décisifs, dans la mesure où presque tous les noms de pays et certains noms de ville peuvent fort bien présenter un article, qui a cependant la particularité de ne pas pouvoir commuter, par exemple la France, l’Allemagne, l’Angleterre en face d’Israël, Le Havre, La Haye en face de Paris, Lyon, etc.
61En ce qui concerne la signification éventuelle des noms propres, Marc Wilmet propose un compromis intéressant entre les deux positions extrêmes des logiciens. Pour certains -notamment Stuart Mill-, le nom propre, étant vide de sens, est une simple étiquette mise sur une réalité. Pour d’autres, le nom propre est une sorte de résumé d’une description identifiante aussi riche que l’individu désigné a de propriétés spécifiques. Ces deux thèses extrêmes ont, d’après Marc Wilmet, “chacune une portion de vérité” (Wilmet, 1997,68).
“En langue, le nom propre est un signe nanti d’un signifiant normal et d’un signifié disponible. Socrate, p. ex. s’annonce a priori apte à désigner un homme, un chien, une bière, un fromage, un restaurant, une cloche...” (Wilmet, 1997,68)
62ce qui reprend un aspect de la théorie de Stuart Mill. Mais en entrant dans un discours
“le nom propre, circonscrit <alors> à un réfèrent tel ou tel, reçoit a posteriori un sens discursif (p. ex. Socrate = « philosophe » et/ou « grec », « armateur », « phénicien », « fils de Sophronisque », « maître de Platon »” (Wilmet, 1997,68), etc.
63Il présente donc une signification qui peut être fort riche et qui dépend de ce qu’est le référent unique auquel il est alors associé dans un discours donné.
64Nom commun dans les langues sans article : Si les noms propres se reconnaissent facilement à leur absence d’article, et les noms dits communs à leur besoin de se combiner avec un article pour former une construction commutable avec un nom propre, on doit reconnaître que dans les langues dépourvues d’articles comme le latin ou le russe, il est nécessaire de distinguer aussi deux sortes de noms. Remarquons d’abord que ces langues dépourvues d’articles n’en ont pas moins des morphèmes qui, dans les langues à articles, appartiendraient à la même classe fonctionnelle que l’article, à savoir des “adjectifs démonstratifs” et des “adjectifs possessifs”. Ces différents morphèmes forment ce qu’on peut appeler la classe des Déterminants. Même si les grammaires traditionnelles qualifient d’adjectifs ces morphèmes démonstratifs ou possessifs qui commutent avec l’article, il est certain que ces prétendus adjectifs n’ont pas le même fonctionnement que les adjectifs dits qualificatifs. Alors que dans la construction russe formée d’un adjectif et d’un nom comme
ν bolš -oj komnat-e « dans la grande chambre »,
65il est en effet possible de remplacer le nom komnat-e par une construction formée d’un adjectif et d’un nom comme nov-oj komnat-e « chambre neuve » et de dire
ν bolš-oj nov-oj komnat-e « dans la grande nouvelle chambre »,
66il est impossible, dans la construction formée d’un possessif et d’un nom comme
ν mo-ej komnat-e « dans ma chambre »,
67de mettre à la place du nom komnat-e une construction formée d’un démonstratif et d’un nom comme et-oj komnat-e « cette chambre » et de dire
* ν mo-ej et-oj komnat-e « *dans ma cette chambre ».
68Ceci montre clairement que les Déterminants n’ont pas le même rôle fonctionnel que les adjectifs, et donc que la combinaison Det • N n’est pas de même nature que la combinaison Adj • N. De fait la combinaison Det • N est exocentrique, puisqu’elle ne peut pas commuter avec l’un de ses constituants immédiats, une combinaison *Det • Det • N étant impossible, alors que la construction Adj • N, qui est fonctionnellement équivalente à N, est une construction endocentrique, puisque une combinaison Adj • Adj • N est parfaitement possible. D importe donc, même dans les langues sans articles, de distinguer deux sortes d’unités fonctionnelles : les SN et les N. Et lorsque apparemment un N seul commute avec un SN, comme dans
ν Moskv-e « à Moscou » ou v komnat-e « dans la chambre »
69en face de
ν mo-ej komnat-e « dans ma chambre » ou ν et-oj komnat-e « dans cette chambre »
70il s’agit ou d’un nom dit propre ou d’un nom qui est entré dans le paradigme du nom dit propre et qui est alors sémantiquement déterminé par le contexte énonciatif.
71Formalisation : Il est certain que le SN ne peut se définir que par référence au Nom propre, et donc que le nom propre est premier par rapport à lui. Ceci implique-t-il la nécessité d’avoir une règle
72Npr → Det• N
73(qui signifierait : le Nom propre est formé par la combinaison d’un Déterminant avec Nom), au lieu de la règle traditionnelle :
74SN → Det• N
75(qui signifie le Syntagme Nominal est réécrit par un Déterminant combiné avec un Nom, la combinaison étant ordinairement notée par les linguistes à l’aide du signe +, alors qu’il s’agit mathématiquement d’une multiplication, et non d’une addition), et exclut-il une règle du type :
76SN : Npr
77pour les noms propres ? Cette dernière règle signifierait que le Npr est une sous-catégorisation de SN, c’est-à-dire un cas particulier de SN, et semblerait par conséquent admettre une priorité du SN sur le Npr. On se trouve alors en face d’un raisonnement circulaire, puisque, après avoir admis que le SN se définit par référence au nom propre, on admet que le nom propre se définit par référence au SN. Denis Creissels a bien souligné cette circularité, en opposant sa démarche, qui pose
“que le constituant nominal, défini exclusivement par référence à la place qu’il occupe dans la construction d’énoncés, est une notion logiquement antérieure à celles de syntagme nominal et de substantif” (Creissels, 1995, 21)
78à la démarche traditionnelle qui
“consiste au contraire à chercher à définir dans une première étape la classe des substantifs (ou des lexèmes nominaux, ce qui revient à peu près au même) et à définir ensuite le syntagme nominal comme construction ayant pour base un substantif (ou lexème nominal)” (Creissels, 1995,21).
79Mais, ajoute-t-il justement,
“en cherchant à cerner dans un premier temps la notion de lexème nominal pour ensuite définir le syntagme nominal comme construction ayant un lexème nominal pour noyau, on tombe dans un cercle vicieux dont on ne peut sortir qu’en se ralliant aux définitions traditionnelles qui prétendent délimiter la classe des substantifs sur la base de la nature conceptuelle de leurs signifiés” (Creissels, 1995,21).
80Denis Creissels emploie le terme général de “constituant nominal”, pour désigner à la fois le nom propre et les syntagmes qui commutent avec lui. Ce terme est intéressant ; car il permet d’éviter la contradiction terminologique de l’observation par ailleurs fort juste qui amenait à employer l’expression malheureuse de syntagme nominal synthétique. Il permet en outre de garder à syntagme la définition traditionnelle de combinaison de morphèmes. On proposera donc les règles de réécriture suivantes :
81CN→ Det• N
82et
83CN : Npr
84Ces règles font disparaître l’étiquette de SN, mais permettent de ne plus utiliser la dénomination de « syntagme nominal » que pour désigner globalement chacune des constructions qui appartiennent au paradigme du Constituant Nominal, lequel peut fort bien ne pas être représenté par un syntagme mais par un seul lexème. La notion de Constituant Nominal est donc différente du traditionnel Syntagme Nominal. Mais elle ne constitue pas pour autant une révolution par rapport aux règles traditionnelles du SN, à savoir :
85SN → Det• N
86SN →Npr
87Ces dernières ont en effet la même signification fonctionnelle que les nôtres : elles disent bien que la construction Det • N et le lexème Npr appartiennent à un même paradigme. Mais, en appelant SN ce paradigme, elles introduisaient une certaine contradiction dans la notion générale de syntagme, ce qui n’est pas le cas de nos règles qui n’utilisent plus l’étiquette de SN.

d. Verbe intransitif et verbe transitif

88Il est évident qu’il faut faire entre le verbe dit intransitif et le verbe dit transitif une distinction fonctionnelle comparable à celle qui a été faite entre le nom propre, modèle d’un paradigme, et le nom (commun), qui n’est que le constituant central de toutes les constructions commutant avec ce modèle et appartenant donc au paradigme du SN. Il s’agit en effet de deux classes différentes de morphèmes lexicaux. Le lexème verbal intransitif est le modèle de toutes les constructions qui peuvent se combiner avec un nom propre ou avec un SN pour constituer un énoncé exocentrique à deux constituants de base. On appellera donc SV toutes les constructions, exocentriques ou endocentriques, qui ont pour modèle le verbe intransitif. Et l’on désignera le paradigme que forment ces SV et les lexèmes verbaux intransitifs à l’aide de l’étiquette CV (Constituant Verbal). Le verbe dit intransitif est dans ces conditions un lexème qui peut, à lui seul, remplir le paradigme du CV, alors que le verbe dit transitif est un lexème qui a besoin d’un ou de plusieurs lexèmes nominaux pour remplir le paradigme du CV, c’est-à-dire pour former une construction susceptible de commuter avec un verbe intransitif. Par exemple, les SV :
... voit le danger,... mange sa pitance,... va à Marseille, etc.
89peuvent, comme
... dort
90se combiner avec le nom propre Pierre, ou avec les SN Le garçon, Le petit animal, etc. pour former un énoncé exocentrique à deux constituants immédiats.
91Si l’on veut formaliser cette théorie syntaxique, on doit remplacer la règle complexe de réécriture du SV, à savoir
92SV →V (SN)
93(c’est-à-dire le SV est un simple V, ou un V suivi d’un SN ; cf. Ruwet, 1968,118) qui, complétée par la règle complexe
94faisait des verbes transitifs et des verbes intransitifs deux sous-catégorisations (Vtr et Vintr) d’une même catégorie de verbe (V), et qui remplaçait les deux règles d’abord envisagées :
95SV → Vintr
96SV → Vtr • SN
97(cf. Ruwet, 1968, 116). On proposera, à la place, les deux règles suivantes :
98CV → Vintr
99CV → Vtr • SN (ou, si l’on veut, seulement : CV → V • SN)
100où l’étiquette CV note la notion de Constituant Verbal,

e. Adjectif

101Les énoncés exocentriques à deux constituants immédiats peuvent présenter en plus d’un lexème nominal et d’un lexème verbal une troisième sorte de lexème, qui appartient à la classe des adjectifs. Ces lexèmes ont pour vocation d’être, dans un SN, une expansion de N ; c’est-à-dire qu’ils ont normalement besoin de se rattacher à un nom :
fr. Le grand garçon dort. Le petit animal dort.
lat. : Labor omnia uincit improbus « Le travail opiniâtre vient à bout de tout ». Bonum uinum laetificat cor hominis « Le bon vin réjouit le cœur de l’homme »
indon. : anak tebal itu datang « Ce gros enfant arrive », anak bagus itu datang « Ce bel enfant arrive ».
102En dehors de cas et de contextes particuliers (où les adjectifs sont dits substantivés), ils ne peuvent pas fonctionner seuls comme constituant nominal :
*Le grand dort. *Vincit improbus. *tebal itu datang.
103Ils ne peuvent pas seuls désigner un individu de l’univers référentiel.
104Parmi ces adjectifs, on doit distinguer une sous-classe particulière : ceux qui peuvent aussi être une expansion d’un Npr ou d’un SN, dont on dira qu’ils remplissent non plus la fonction d’épithète, mais celle d’apposition :
Pierre, attentif, travaille. Les garçons, attentifs, travaillent (tous). Un garçon attentif travaille toujours.
105Seuls les adjectifs qui peuvent être apposés peuvent aussi servir seuls, ou avec l’aide d’un verbe sans contenu lexical comme le verbe être, de constituant Thématique d’un énoncé exocentrique :
lat. : Ars longa, uita breuis « L’art (est) long, la vie (est) brève » indon. : anak itu bagus « Ce garçon (est) beau ».
106Quand l’adjectif a besoin d’un verbe, appelé souvent copule, pour fonctionner comme constituant rhématique, les grammaires lui reconnaissent la fonction d’attribut du sujet.
107Ce qui est définitoire de la catégorie d’adjectif, c’est le fait d’être expansion d’un N, c’est-à-dire épithète, et non pas, comme je l’ai dit un peu rapidement dans ma Syntaxe latine, le fait d’avoir
“vocation à fonctionner et comme noyau du constituant qui a le rôle de rhème (avec une fonction syntaxique dite d’attribut) et comme expansion d’un morphème qui ne remplit pas le rôle de rhème, c’est-à-dire le morphème lexical d’un nom, (avec une fonction syntaxique qu’on appelle, suivant les cas, épithète ou apposition)” (Touratier, 1994, 3).
108Car si tout adjectif peut être épithète, tous les adjectifs épithètes ne peuvent pas être attributs. Il est par conséquent impossible, contrairement à ce que souhaitait Noam Chomsky (1957, 79) et la « grammaire generative », de dériver tous les adjectifs épithètes à partir d’une relative avec verbe être, dont le relatif et le verbe être auraient été supprimés. Noam Chomsky, à la suite de la Logique de Port-Royal, attribuait en effet à la phrase célèbre
Dieu invisible a créé le monde visible
109une “structure profonde” comparable à :
Dieu QUI est invisible a créé le monde QUI est visible (cf. Chomsky, 1969b, 63).
110Mais on a critiqué une telle dérivation, en donnant des exemples d’adjectifs épithètes qui ne sont nullement comparables à une proposition à verbe être et adjectif attribut. Werner Winter a proposé les exemples anglais suivants :
angl. : the right side « le côté droit », my old friend « mon vieil ami », a criminal court « une cour criminelle », the poor guy « le pauvre type », civil rights « les droits civiques », a second Chomsky « un second Chomsky » (cf. Winter, 1965,485).
111Wolfgang Motsch, qui entendait répondre à l’objection, a d’abord constaté qu’il en était de même dans la traduction allemande des exemples donnés par Werner Winter :
die rechte Seite, mein alter Freund, der arme Kerle, das bürgerliche Gesetzbuch « le code civil », ein zweiter Chomsky
112(Motsch, 1967, 40-41). Il en serait évidemment de même en latin pour dextrum latus « flanc droit », ius ciuile « le droit civil », alter idem « un autre soi-même » (Cic, Lael. 80), alter Themistocles « un second Thémistocle » (Cic, Brut. 43). Et l’on pourrait facilement allonger les listes : Bernard Pottier (1974,147) a par exemple signalé également en français :
Le futur Président / *Le Président est futur ; L’expédition nocturne / *L’expédition est nocturne.
113C’est donc le fait syntaxique de remplir la fonction d’épithète, c’est-à-dire d’être une expansion de N, qui définit la classe particulière des lexèmes que l’on considérera comme des adjectifs.

III. Autres classes de morphèmes ?

1. Adverbe

a. Définitions traditionnelles

114Les grammaires sont sensibles à la diversité des fonctions que peut remplir ce qu’elles appellent adverbe. Voici comment nous avons présenté leurs points de vue :
« Les grammairiens et les linguistes définissent généralement l’adverbe comme une « détermination étroite du verbe », ainsi que son nom l’indique, « mais aussi de l’adjectif ou d’un autre adverbe » (d’après Scherer, 1975, 20), ce qui est alors circulaire, comme le remarque justement Harm Pinkster (1972, 55), puisqu’on définit ainsi l’adverbe en supposant sa définition déjà acquise. Si on garde malgré tout cette définition peu satisfaisante, il faut ajouter à la diversité fonctionnelle qu’elle admet le fait que l’adverbe peut également déterminer « l’ensemble d’un énoncé », comme le dit Marouzeau (19693,3, 11). Tout cela risque de donner l’impression que l’on se trouve devant une catégorie fourre-tout ; car, comme le remarque Bernard Pottier (1962, 53), « il semble que l’on ait mis dans les grammaires sous la rubrique ‘adverbes’ tous les mots dont on ne savait que faire » (Touratier, 1994,12).
115et qui avaient la particularité morphologique d’être des mots invariables, dans les langues où les noms et adjectifs se déclinent et où verbes se conjuguent.

b. Deux grandes classes ?

116Mais de ce fourre-tout semble émerger au moins deux sous-classes apparemment différentes, qui reçoivent traditionnellement les noms d’adverbes de manière et d’adverbes de lieu ou de temps. Les premiers correspondent à ce qu’on appelle volontiers des « adjectifs de verbe », parce qu’ils semblent avoir par rapport au verbe le même rôle que l’adjectif épithète par rapport au nom. Ce sont le plus souvent des synthèmes qui combinent un adjectif et un morphème adverbialisant -ment, par exemple :
aboyer furieusement (cf. un aboiement furieux), travailler courageusement (cf. un travail courageux), aimer follement (cf. un amour fou), etc.
117Le second groupe correspond à ce que Bernard Pottier appelle des « substituts lexicaux », c’est-à-dire des unités « qui, dans des circonstances particulières du discours, remplacent une construction analytique » (Pottier, 1969, 53). Ils appartiennent alors au même paradigme et donc à la même classe que les syntagmes qui combinent à un SN ce qu’on appelle une préposition, par exemple :
adverbe de lieu : Pierre travaille ici (cf. à Paris, à la maison) = « dans le lieu où se trouve le locuteur » ; ailleurs (= « pas ici ») ; partout (= « dans tous les lieux »)
adverbe de temps : Pierre vient demain (cf. dans 2 jours, dans 5 jours) = « dans un jour », c’est-à-dire « le jour qui suit celui où parle le locuteur » ; maintenant (= « au moment où le locuteur parle ») ; jadis, naguère, autrefois, bientôt, etc. ; souvent (= « à plusieurs reprises », encore (= une autre fois »), etc.
118Il est peut-être possible de ramener à l’unité ces deux sortes d’adverbes, en remarquant, comme nous l’avons fait dans notre Syntaxe latine, que les adverbes dits de manière commutent aussi avec des syntagmes prépositionnels :
aboyer de façon furieuse, travailler de façon courageuse, avec courage, aimer de façon folle, à la folie.
119Ce sont d’ailleurs historiquement d’anciens syntagmes à l’ablatif dit de manière, ablatif qui est une variante du morphème latin à signifiant discontinu /cum... Abl./ :
(cum) furiosa mente « avec un(e disposition d’)esprit forcenée » ; (cum) summa cura et diligentia « avec le plus grand soin et la plus grande minutie » (Cic, Verr.2,2,190).
120On pourrait donc définir les adverbes comme des morphèmes ou des synthèmes lexicaux appartenant au même paradigme que les syntagmes prépositionnels, avec lesquels ils commutent ou sont parfaitement coordonnables :
Une seule journée vécue droitement et selon tes préceptes (lat. unus dies bene et ex praeceptis tuis actus) est préférable à une immortalité qui fait le mal (d’après Cic, Tusc. 5,5)
Une seule journée vécue droitement et à la campagne est préférable à une immortalité qui fait le mal

c. Autre solution

121On pourrait peut-être définir autrement les adverbes en disant qu’ils forment la classe des lexèmes qui s’ajoutent au verbe intransitif pour former le constituant Thématique des énoncés avec ou sans constituant thématique. Ceci aurait l’avantage de donner une définition de l’adverbe parallèle à celle de l’adjectif, les adverbes étant ce qui s’ajoute à un Vintr et les adjectifs ce qui s’ajoute à un N. Une telle définition ne rendrait pas compte de toutes les fonctions de l’adverbe, puisqu’il y a des adverbes qui peuvent être autre chose qu’une expansion de Vintr ou de SV. De fait, si l’adverbe est une expansion dans
Pierre travaille ici. Pierre dort ici. Pierre mange sa pitance ici.
122il ne l’est plus dans
Pierre vient ici. Pierre va ailleurs.
123où ici et ailleurs sont des compléments de V, et non des expansions de Vintr, venir et aller ayant en effet besoin d’un second lexème pour former le constituant rhématique d’un énoncé avec ou sans constituant thématique. Mais ce qui compte, c’est que ici et ailleurs puissent être des expansions de Vintr. Il y aurait donc parmi les morphèmes définis comme des expansions de Vintr une sous-classe particulière qui pourrait aussi fonctionner comme complément de V, tout comme parmi les adjectifs, qui se définissent comme des expansions de N, c’est-à-dire des épithètes, il en est certains qui peuvent aussi remplir la fonction d’attribut.
124On remarquera cependant que le parallélisme entre cette autre définition de l’adverbe et celle de l’adjectif n’est pas pour autant complet. En effet l’adverbe serait ainsi défini comme une expansion de Vintr. et l’adjectif comme une expansion de N, alors que c’est le Npr qui ressemble paradigmatiquement au Vintr, et le Vtr qui ressemble fonctionnellement au N.

2. Conjonctions et prépositions

125Les quatre parties du discours qualifiées de majeures ont donc une certaine pertinence dans une description linguistique qui prend le morphème et non le mot comme unité minimale. Mais elles correspondent en fait à 6 classes différentes de lexèmes, à savoir les Adv, les Adj, les Vintr et les Vtr, les Npr et les N. Si on ajoute la classe des Dét, qui en se combinant avec un N forment une construction appartenant au même paradigme que le Npr, on récupère une 5e partie du discours, à savoir celle de l’article. Est-il possible de récupérer de la même façon les deux parties du discours que l’on appelle les conjonctions et les prépositions ?

a. Les conjonctions de subordination

126La conjonction étant un mot qui relie, on distingue traditionnellement deux sortes de conjonctions, la conjonction de subordination, celle qui relie une proposition dite subordonnée à une proposition dite principale -il serait plus juste de dire qui introduit dans une phrase un constituant propositionnel-, et la conjonction de coordination, “celle qui relie l’un à l’autre deux termes de fonction comparable” (Marouzeau, 19693,3, 57).
127A l’intérieur des conjonctions de subordination, les grammaires distinguent d’ordinaire premièrement les conjonctions de subordination complétive, qui introduisent une subordonnée fonctionnant comme sujet, objet ou apposition, c’est-à-dire en fait qui indiquent simplement la subordination :
Il affirme que tout est en ordre. Tu vois que ton devoir est de rester
Je veux qu’on soit sincère. Je crains qu’il ne puisse accepter, (d’après Dubois, Jouannon, Lagane, 1961,137)
128deuxièmement les conjonctions de subordination circonstancielle, qui introduisent une subordonnée exprimant une circonstance, c’est-à-dire qui indiquent la subordination et spécifient en même temps le rapport sémantique de la subordonnée avec le reste de la phrase :
Quand le chat n’est pas là, les souris dansent (subordonnée de repère temporel)
J’aime l’araignée et j’aime l’ortie, parce qu’on les hait (subordonnée de cause)
Donnez afin qu’on dise : il a pitié de nous (subordonnée de but) La chétive pécore s’enfla si bien qu’elle creva (subordonnée de conséquence) Bien qu’il fût parti en retard, il a réussi à me rejoindre (subordonnée de concession, d’opposition)
S’il n’avait pas couru si vite, il ne serait pas tombé (subordonnée de condition) Comme on fait son lit, on se couche (subordonnée de comparaison) (exemples de Dubois, Jouannon, Lagane, 1961,143-150)
129et troisièmement les pronoms relatifs, qui ont la particularité d’indiquer la subordination en ayant en plus une fonction à l’intérieur de la proposition subordonnée :
J’allais contempler le soleil qui se couchait sur la mer (qui est sujet du verbe se couchait) d’après Dubois, Jouannon, Lagane, 1961,136)
O bienheureux mille fois L’enfant que le Seigneur aime (Racine, Ath., II, 9) (que est complément d’objet du verbe aime)
Cette mer où tu cours est célèbre en naufrages ! (Boileau, Ep., I) (où est complément de lieu du verbe tu cours) (exemples de Grevisse 19597,1003).

b. En termes de morphèmes ?

130Si on repense les choses en termes de morphèmes, il faut voir que certaines conjonctions de subordination comme que, lorsque, quand, si, etc. sont effectivement des morphèmes, mais que d’autres ne sont qu’une partie du signifiant discontinu d’un morphème de subordination. C’est le cas en français dans
Je veux qu’on soit sincère. Je souhaite qu’il parte. Bien qu’il se taise, il n’en pense pas moins
131où le morphème de subordination présente dans les deux premiers exemples le signifiant discontinu /que... Subj./, et dans le dernier /bien que... Subj/, dans la mesure où le mode dit « subjonctif » ne peut pas commuter dans le contexte de ces conjonctions de subordination et est donc obligatoire sans apporter quoi que ce soit au point de vue de la signification. On parlera donc de la classe des morphèmes Subordonnants, pour éviter toute confusion, puisque les conjonctions de subordination comme bien que, quoique ne sont pas à elles seules des morphèmes de subordination.
132Si maintenant on s’intéresse à leur signifié, il est clair qu’il existe deux sortes de morphèmes Subordonnants : il y a ceux dont le signifié est purement grammatical, comme que, qui n’indique rien de plus que la subordination ; et il y a ceux dont le signifié correspond à un contenu sémantique, comme si, qui signifie « à la condition que », quand, qui signifie « au moment où », comme, qui signifie « de la même façon que », bien que + Subj., qui signifie « malgré le fait que », etc. On parle parfois de mots vides dans le premier cas, et de mots pleins dans le second. On pourrait distinguer plutôt deux sortes de morphèmes, les morphèmes fonctionnels, dont le signifié est purement grammatical, et les morphèmes relationnels, dont le signifié correspond à un contenu sémantique qui est soit une relation logique soit une relation référentielle, c’est-à-dire une relation objective entre les référents désignés.
133Qu’en est-il du relatif ? Conformément à l’analyse très pertinente de la Grammaire de Port-Royal, qui lui reconnaissait deux rôles syntaxiques différents, “l’un d’être pronom, et l’autre de marquer l’union d’une proposition avec une autre”, on verra dans le pronom relatif un amalgame d’un simple morphème subordonnant comme que, et d’un morphème anaphorique comme il. Dans
J’allais contempler le soleil qui se couchait sur la mer
134le pronom qui correspond en effet au pronom dit sujet il de la phrase
il se couchait sur la mer.
135Et il fait rentrer l’équivalent de cette phrase dans la structure d’une autre phrase, où elle devient une proposition dite subordonnée.

c. Les prépositions

136“Contrairement à ce que suggère la terminologie traditionnelle, avons-nous dit ailleurs, les conjonctions de subordination n’ont pas un fonctionnement comparable à celui des conjonctions de coordination, mais à celui des prépositions, ce qu’André Martinet a fort bien vu quand il a proposé de réunir sous le même vocable de « fonctionnels » (ou « monèmes fonctionnels ») la classe des morphèmes qui correspond aux prépositions et la classe de morphèmes qui correspond aux subordonnants (cf. par exemple Martinet, 1979, 141)” (Touratier, 1985, 466). La préposition est en effet ordinairement définie comme un
“mot adverbial qui se place d’ordinaire, comme son nom l’indique, mais pas toujours (cf. postposition), devant le terme qu’il régit (gr. pro-thetikos, pro-thesis, lat. praepositio), pour exprimer le rapport dans lequel se trouve ce terme vis-à-vis du reste de l’énoncé : vivre pour les autres, vivre pour manger” (Marouzeau, 19693,3, 185).
137De fait, la préposition et la conjonction de subordination ont la particularité de former en se combinant l’un avec un syntagme nominal l’autre avec une proposition des constructions exocentriques qui appartiennent toutes les deux le plus souvent à un même paradigme. A la place de presque toutes les subordonnées qualifiées traditionnellement de circonstancielles, c’est-à-dire de presque toutes les subordonnées introduites par un morphème relationnel, on pourrait mettre une construction exocentrique formée d’une préposition et d’un SN, construction qui est ordinairement appelée syntagme prépositionnel (SPrép) :
A minuit, les souris dansent (repère temporel)
J’aime l’araignée et j’aime l’ortie, par masochisme (cause)
Donnez pour la gloire (but)
Malgré son retard, il a réussi à me rejoindre (concession, opposition) Sans ce croche-pied, il ne serait pas tombé (condition) Sans autres préparatifs, il s’est couché (manière).
138Et il n’est pas surprenant de voir que assez souvent le subordonnant semble contenir dans son signifiant la préposition qui introduit le SPrép de sens comparable. Ainsi en français, les subordonnants de cause (parce que), de but (pour que), de temps (avant que, après que) ressemble aux prépositions de cause (par), de but (pour), de temps (avant, après). L’anglais va encore plus loin, puisqu’un bon nombre de conjonctions de subordination sont entièrement identiques à des prépositions :
after 1) « après », 2) « après que » ; before 1) « avant », 2) « avant que » ; for 1) « pour » 2) + infinitive « pour que » ; since 1) « depuis », 2) « depuis que » ; until 1) « jusqu’à », 2) « jusqu’à ce que ».
139Tout ceci invite à penser que la différence entre ces prépositions et ces subordonnants circonstanciels n’est qu’une différence de combinatoire, les prépositions étant des morphèmes fonctionnels qui forment une construction exocentrique en se combinant avec un SN, et les subordonnants circonstanciels étant, eux, des morphèmes fonctionnels qui forment une construction exocentrique en se combinant avec une proposition. Bref les prépositions sont des constituants immédiats de syntagmes exocentriques plus grands que le SN, appelés ordinairement SPrép, et les subordonnants, des constituants immédiats de syntagmes exocentriques plus grands que la proposition, que l’on pourrait appeler syntagmes propositionnels.
140Le rapprochement entre les prépositions et les conjonctions de subordination est encore plus fort, quand on remarque qu’il existe deux sortes de prépositions, comme il existe deux sortes de subordonnants, les subordonnants fonctionnels et les subordonnants relationnels. Toutes les prépositions n’ont pas un contenu sémantique comme celles qui ont été citées jusqu’à présent. A côté de ces prépositions parfois qualifiées de pleines, il y a des prépositions dites vides, parce qu’elles n’ont aucun contenu sémantique. Elles ont seulement une valeur grammaticale. C’est le cas en français de la préposition de, qui introduit des compléments de nom comme dans :
le roi de la jungle, l’arrivée des coureurs, la femme de Jean, le livre de Pierre, le toit de la maison, etc.
141qui ne signifie nullement la possession comme les grammaires le disent facilement à propos de :
le livre de Pierre
142mais simplement que le N ou le SN introduit par la préposition de remplit la fonction de complément de nom par rapport au nom qui précède, c’est-à-dire est une expansion de ce N. Son signifié est donc purement grammatical. Et l’on peut ranger cette préposition parmi les morphèmes que nous avons appelés fonctionnels. Il en est de même de la préposition à que l’on trouve par exemple dans :
Il donne un livre à son frère. Il prend un livre à son frère. Ils renoncent à la poursuite.
143où la préposition n’a pas d’autre valeur que d’indiquer un second ou un premier complément du verbe qui précède. Les prépositions correspondent par conséquent, comme les subordonnants, et à des morphèmes fonctionnels et à des morphèmes relationnels.
144Il convient cependant de préciser que les prépositions de la tradition grammaticale ne correspondent pas toujours à des morphèmes. Car si dans des langues comme le français et l’anglais, les prépositions sont effectivement le signifiant d’un morphème, ce n’est pas le cas en allemand ou en latin, c’est-à-dire dans les langues à déclinaisons. Dans ces langues en effet la préposition n’est pas le signifiant d’un morphème, mais seulement une partie du signifiant d’un morphème. Là où l’on dit en français
je dîne avec un ami (angl. I have dinner with a friend)
145on ne peut pas dire en latin
cum amic- ceno (all. *Ich esse zu Abend mit ein- Freund).
146Il faut dire
cum amic-o ceno (all. Ich esse zu Abend mit ein-em Freund-e)
147car la préposition lat. cum exige que le SN avec lequel elle se combine soit au cas appelé ablatif, et la préposition all. mit qu’il soit au cas appelé datif. C’est donc /cum... Abl/ ou /mit... Dat./ qui est le signifiant du morphème relationnel de signifié « avec », et non pas la préposition seule.
148Si donc la préposition n’est pas alors un morphème, il est clair que le cas ne l’est pas non plus, puisque c’est l’association d’une préposition et d’un cas qui constitue le signifiant discontinu d’un morphème relationnel. Il est intéressant de signaler cependant que le cas, en allemand ou en latin, peut être, dans d’autres contextes, le signifiant d’un morphème, et cela de deux façons différentes. D’abord, l’ablatif seul peut être une variante de /cum... Abl./, par exemple quand un SN qui contient plus qu’un simple N désigne les troupes qui accompagnent leur chef :
omn-ibus copi-is proficisci-tur (Caes., civ. 1,41,2) « il part avec toutes ses troupes » ; eo pedestr-ibus copi-is contendi-t (Caes., Gall. 3,11,5) « il s’y dirige avec l’infanterie ».
149Mais l’ablatif seul peut, dans d’autres emplois, être le seul signifiant d’un morphème et non pas simplement l’allomorphe d’un morphème à signifiant discontinu. Il est alors le signifiant d’un autre morphème, ordinairement appelé instrumental, comme dans
feri-re gladi-o « frapper de l’épée, à l’aide de, au moyen de l’épée »
150morphème d’instrumental qui, malgré une possible traduction en français par « avec » est différent du morphème d’accompagnement /cum... Abl./, qui peut aussi se traduire en français par « avec ». Il existe bien sûr d’autres cas comme le nominatif ou l’accusatif, qui sont, toujours à eux seuls, le signifiant d’un morphème fonctionnel, respectivement le morphème qui indique la fonction syntaxique de sujet ou celle d’objet. Et c’est avec les SN qui sont à ces cas (c’est-à-dire soit au nominatif soit à l’accusatif) que commutent les subordonnées dites complétives, c’est-à-dire les subordonnées introduites par un morphème qui indique seulement la subordination syntaxique. On voit donc que le parallélisme entre les morphèmes dont le signifiant contient une préposition, un cas ou les deux, et les morphèmes dont une partie ou la totalité du signifiant est une conjonction de subordination est total. Ceux qui sont purement fonctionnels constituent avec le syntagme dont ils indiquent la fonction une construction qui n’est pas différente de celle de ce syntagme, et ceux qui sont relationnels forment avec le syntagme avec lequel ils se combinent une construction exocentrique. Le parallélisme est donc complet. Et cela ne donne que deux classes de morphèmes, à savoir les morphèmes relationnels et les morphèmes fonctionnels, lesquels peuvent éventuellement contenir chacun deux sous-classes, à savoir d’une part les relationnels nominaux, qui se combinent avec un SN, et les relationnels propositionnels, qui se combinent avec une proposition dite subordonnée, et d’autre part les fonctionnels nominaux et les fonctionnels propositionnels.
151Il n’y a pas lieu de faire une différence entre les prépositions et ce qu’on appelle les postpositions. Car celles-ci ne sont pas fonctionnellement différentes des premières. Leur seule particularité est syntagmatique : dans la chaîne parlée, elles se trouvent après le SN avec lequel elles se combinent, alors que les prépositions se trouvent théoriquement avant. Mais une langue comme le latin, où l’ordre des morphèmes dans la chaîne est plus ou moins libre, montre bien que les prétendues prépositions peuvent aussi bien se trouver à l’intérieur du SN avec lequel elles se combinent :
magn-o cum luct-u et gemit-u (Cic., Verr. 2,4,76) « avec une grande douleur et gémissement » ; magn-a ex part-e (Caes., Gall. 1,16,6) « en grande partie »
152ou après leur régime :
hunc post (Cic, Tusc. 2,15) « après lui » ; sp-em-que met-um-que inter dubi-i (Verg., Aen. 1,218) » partagés entre l’espoir et la crainte »
153qu’avant. Par contre une langue comme le hongrois ignore totalement les prépositions. Celles-ci sont remplacées soit par des cas soit par ce qu’on appelle des postpositions, la différence entre les deux venant uniquement de ce que le cas n’est pas séparé du lexème sur lequel il porte alors que la postposition l’est :
kéz-ben « en main » (kéz « main »-inessif), kéz-en « sur (la) main » (kéz « main »-superessif), kéz-böl « hors de (la) main » (kéz « main »-élatif) (d’après Sauvageot, Aurélien, 1982, Premier livre de Hongrois, 48)
154en face de
az asztal alatt « sous la table » (asztall « table », alatt « sous »), az ebéd utá« après le dîner » (ebéd « dîner », utá« après ») ; vacsora elött « avant souper » (vacsora « souper », elött « avant ») (d’après Sauvageot, Aurélien, 1982,57).
155Mais si “les postpositions se construisent pour la plupart avec le nom nu” (Sauvageot, 1982,57), qui est identique au nominatif, le régime de certaines postpositions reçoit un cas exactement comme celui des prépositions. Par exemple “la postposition át « à travers » se construit avec le cas superessif” (suffixe -n) :
a folyó-n á« à travers, par-dessus la rivière » (folyó « rivière »).
156La postposition együtt « ensemble » se construit avec le sociatif (suffixe -val/-vel) :
a fiá-val együtt « (ensemble) avec son fils » (Sauvageot, 1982,57).

d. Les conjonctions de coordination

157Elles correspondent à des morphèmes qui ont chacun un certain contenu sémantique propre, mais qui ont un même fonctionnement syntaxique, reliant “l’un à l’autre deux termes de fonction comparable” (Marouzeau, 19693,3, 57). Cette définition s’interprète traditionnellement en termes d’analyse en constituants immédiats en disant que la coordination de deux SN représente une construction endocentrique à trois constituants immédiats, à savoir le premier SN, la conjonction de coordination et le second SN, conformément au schéma de la figure 1.
158Il nous semble préférable de décrire une telle structure avec seulement deux constituants immédiats, la conjonction de coordination formant une construction endocentrique avec le second SN, construction vraiment endocentrique qui pourrait effectivement commuter avec un simple SN dit juxtaposé. Ce second constituant immédiat a lui-même deux constituants immédiats, à savoir la conjonction de coordination et le second SN. Si la coordination contenait trois SN, elle aurait trois constituants immédiats, dont le dernier serait formé de la combinaison de la conjonction de coordination et du troisième SN, ce qui correspondrait au schéma de la figure 2.
159On peut alors définir le Coordonnant comme un morphème relationnel -puisqu’il a un certain contenu sémantique-, qui est une expansion de n’importe quel syntagme, d’un SN, d’un Adj, d’un V, d’un Adv, etc. Il se distingue donc du morphème relationnel nominal ou propositionnel, par le fait qu’il n’entre pas comme ce dernier dans une construction exocentrique ; et il se distingue du morphème fonctionnel nominal ou propositionnel, précisément en ce qu’il n’est pas un morphème fonctionnel.
160Cela admis, on ne sera pas surpris de voir ce morphème coordonnant apparaître sans être précédé d’un ou de plusieurs syntagmes fonctionnellement identiques, c’est-à-dire en début de phrase ou même de réplique, comme dans :
Andromaque (rappelant les dernières paroles d’Hector) : Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère, Montre au fils à quel point tu chérissais le père. Et je puis voir répandre un sang si précieux !
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ! (Racine, Andromaque III, 8)
Le patron.-Allez, on ferme. Premier ouvrier. - Et tu nous fous dehors, sous
la pluie ? (Armand Salacrou, Boulevard Durand, 1, sc. 1, p. 30).
161Une telle structure est identique au dernier constituant immédiat d’une coordination, où le coordonnant est effectivement une expansion du constituant avec lequel il se combine. Les grammaires scolaires parlent donc encore dans ces cas-là de coordination. Mais il faut bien voir que si les morphèmes ainsi utilisés en début de phrase sont des expansions du constituant avec lequel ils se combinent et présentent un sens identique à celui qu’ils présentent dans le dernier constituant immédiat d’une véritable coordination, la construction qu’ils forment directement n’entre pas du tout dans la même structure que lorsqu’il y a véritablement coordination. De fait elle ne se combine pas avec d’autres constructions appartenant au même paradigme, et n’entre donc pas dans une construction endocentrique bien spéciale, dont tous les constituants immédiats appartiennent au même paradigme. Si l’on peut considérer que le coordonnant en tête de phrase relie la phrase où il se trouve à la phrase précédente, il faut bien voir que le lien qu’il établit alors est un lien sémantique et non un lien syntaxique entre constituants de même paradigme. Si donc on entend définir syntaxiquement et structuralement les phénomènes syntaxiques, il ne faut pas donner le même nom à ces deux structures aussi différentes. On définira donc la structure coordinative comme une structure doublement endocentrique, c’est-à-dire une construction dont tous les constituants immédiats appartiennent au même paradigme, et dont un des constituants immédiats au moins a lui-même une structure endocentrique. Et l’on considérera que le morphème de cette dernière construction endocentrique joue un rôle syntaxique de coordonnant. Par contre, lorsque la construction à laquelle appartient le même morphème n’entre pas dans une construction de niveau supérieur dont tous les constituants immédiats relèvent du même paradigme, on dira qu’il joue un rôle informatif de connecteur. C’est en effet une expansion de P, qui, à la différence d’une extraposition ordinaire, ne fournit pas le thème ou le support informatif de la phrase qui suit, mais qui relie le contenu de cette phrase à celui de la phrase précédente, en spécifiant le type de relation logique ou référentielle dans laquelle la phrase qu’il introduit se trouve par rapport au contenu ou à la situation de la phrase qui précède.
162Si l’on considère que les notions de coordonnant et de connecteur correspondent à des fonctions syntaxiques particulières, comment désigner la catégorie à laquelle appartient le morphème grammatical qui est susceptible de remplir ces fonctions ? On ne peut pas dire que ce soit un adverbe ; car cela minerait complètement la définition donnée de l’adverbe. Et cela même si des adverbes, comme les adverbes de temps par exemple, peuvent remplir le rôle de connecteur. On pourrait parler de particule ; mais il faudrait que cela corresponde à une véritable définition théorique. Ne serait-il pas préférable de dire qu’il s’agit d’une sous-classe particulière de morphèmes relationnels ? Ce sont en effet des morphèmes grammaticaux qui expriment une certaine relation soit logique soit discursive soit même référentielle. Ils se distinguent des morphèmes relationnels dont il a été question plus haut par le fait qu’ils forment avec le constituant avec lequel il se combine une construction endocentrique, alors que les subordonnants ou les prépositions appartiennent à une construction exocentrique.

3. Pronom et participe

163S’agit-il de deux nouvelles classes de morphèmes ?

a. Pronom

164Depuis l’antiquité grecque, le pronom est considéré comme une partie du discours propre et reçoit une définition qui explique son nom :
“Le pronom est un mot employé en place d’un nom, et qui indique des personnes définies” (Lallot, 1998,61).
165Mais les grammairiens ne s’accordent pas sur les constituants qui méritent de faire partie de cette classe de mots. Pour Denys le Thrace, il s’agissait seulement de ce que nous appelons les pronoms personnels et les pronoms possessifs. Apollonios Dyscole y ajoutait les pronoms démonstratifs et anaphoriques et les pronoms réfléchis. A cela nos grammaires ajoutent les pronoms interrogatifs, les pronoms relatifs et les pronoms indéfinis. Ces trois derniers types de pronoms, et surtout le troisième, font éclater la définition traditionnelle. Car on ne peut pas dire qu’ils soient mis à la place d’un nom ; et les pronoms dits indéfinis ne sauraient évidemment indiquer des personnes définies.
166Mais si on envisage les choses du point de vue du fonctionnement syntaxique, la reformulation de la définition traditionnelle qu’a proposée un linguiste latiniste est particulièrement intéressante. Anton Scherer a en effet défini les pronoms comme
“des mots qui en tant que constituants de phrase fonctionnent comme des substantifs <..>, mais qui à la différence de ceux-ci n’indiquent pas un concept, mais plutôt orientent vers un point de référence” (d’après Scherer, 20).
167Il serait plus juste de dire qu’ils fonctionnent non pas comme des noms, mais comme des noms déterminés, c’est-à-dire comme des syntagmes nominaux ou comme des noms propres. On pourra donc les désigner à l’aide de l’étiquette de ProSN employée par les générativistes, qui est fonctionnellement plus juste que l’appellation de pro-nom. Mais il ne faudra pas considérer, comme le font les générativistes, que ce ProSN est une sous-catégorisation de SN. C’est en fait une sous-catégorisation de ce que nous avons appelé CN (Constituant Nominal). Le ProSN et le Npr sont par conséquent les deux modèles du paradigme du CN, c’est-à-dire que ce sont des constituants nominaux formés d’un seul morphème, et non pas d’une combinaison de morphèmes. On ne peut donc pas dire que les pronoms ainsi définis soient une nouvelle classe de morphèmes : ils appartiennent à la même classe de morphèmes que les noms propres ou que les syntagmes nominaux.
168Cependant tous les constituants personnels que la grammaire traditionnelle appelle pronoms ne sont pas de ProSN. Il y a en effet deux sortes de “pronoms personnels” : ceux que certaines grammaires qualifient d’atones, de non accentués, de conjoints ou de proclitiques, comme je, tu, il, etc., et ceux qu’elles disent toniques, accentués ou disjoints, comme moi, toi, lui, etc. Seuls les pronoms personnels toniques commutent avec un nom propre ou un syntagme nominal, et sont par conséquent des ProSN. Les prétendus pronoms personnels atones ne sont, eux, que des expansions du verbe. Comme le dit justement Denis Creissels,
“les « pronoms personnels conjoints » sont dans leurs propriétés combinatoires liés au verbe d’une façon qui interdit de leur reconnaître le statut de constituants nominaux <..>, c’est-à-dire de les assimiler aux noms propres. Il y a même de solides arguments pour considérer que ces « pronoms personnels conjoints » sont en réalité des affixes du nom verbal au même titre que les morphèmes traditionnellement reconnus comme « désinences personnelles du verbe »” (Creissels, 1995,23-24).
169Ils appartiennent donc à une autre classe de morphèmes que les ProSN, à la classe des morphèmes grammaticaux du verbe, c’est-à-dire des morphèmes qui se combinent avec le lexème verbal.

b. Participe

170A la différence de nos grammaires, les auteurs anciens comme les grecs Denys le Thrace et Apollonios Dyscole ou le romain Quintilien (cf. p. 78-79) voyaient dans le participe une partie du discours spécifique :
“Le participe, disait Denys de Thrace, est un mot qui participe de la propriété des verbes et de celles des noms. Il a les mêmes accidents que le nom et le verbe, à l’exception de la personne et du mode” (Lallot, 1998,59).
171Mais resitué dans le cadre d’une analyse en morphèmes, le participe n’est nullement une classe de morphèmes spéciale. Ce n’est que la combinaison d’un lexème verbal avec éventuellement des morphèmes d’aspect ou de voix, et d’un morphème de subordination, qu’il se trouve dans une proposition subordonnée avec sujet comme
Le beau temps revenant, nous pourrons reprendre nos sorties. La pluie ayant cessé, nous avons pu reprendre notre route. Le silence (ayant été) rétabli, l’orateur prit la parole. (Dubois, Jouannon, Lagane, 1961,151)
172ou dans un simple syntagme verbal subordonné comme
Approchant de Rome, les Carthaginois prirent peur L’orateur s’étant levé prit la parole.
173Il ne s’agit nullement d’une nouvelle classe de morphèmes, puisque l’on a affaire à un lexème de la classe des verbes et à un morphème fonctionnel. Par contre, au niveau syntagmatique, il s’agit effectivement d’un type de mot particulier, qui réunit le signifiant d’un verbe et le signifiant d’un morphème subordonnant.
174On trouverait le même phénomène dans un autre type de mot que la grammaire scolaire ne considère pourtant pas comme une partie du discours spéciale, à savoir la forme verbale à l’infinitif. Quand l’infinitif est le signifiant d’un morphème, - ce qui n’est pas le cas dans les phrases avec auxiliaire, comme
Je peux chanter. Je dois chanter
175où l’infinitif est avec l’auxiliaire le signifiant discontinu d’un morphème grammatical se combinant avec le verbe -, il est alors le signifiant d’un morphème fonctionnel de subordination, qu’il s’agisse de ce que les grammaires scolaires considèrent plutôt injustement comme une subordonnée infinitive :
J’entends Pierre chanter dans la pièce voisine (Dubois, Joaunnon, Lagane, 1961,139)
176ou de ce qu’elle considère comme un simple infinitif complément de verbe :
J’entends chanter dans la pièce voisine (Dubois, Joaunnon, Lagane, 1961, 139).
Je veux aller à Rome.
177Là aussi le rapprochement du lexème verbal et du morphème de subordination n’est qu’un fait linéaire de mise en mots ; car, syntaxiquement, le morphème subordonnant ne concerne pas le verbe en tant que tel, mais toute la proposition ou tout le syntagme verbal où il se trouve.

4. Interjection

178Les grammaires scolaires admettent une partie du discours que les grammairiens grecs n’envisageaient pas, à savoir la classe des interjections, c’est-à-dire des mots comme Oh ! , Hé l. Hélas ! Heu ! , Pouah ! , etc., qui servent à exprimer une émotion ou une réaction affective. Martinet dans sa Grammaire fonctionnelle du français y voyait des “unités asyntaxiques”, “qui ne sont compatibles avec les unités d’aucune des classes de monèmes” (Martinet, 1979, 148). D’autres, comme Tesnière ou André Goosse, les considèrent comme un cas particulier de mot-phrase, c’est-à-dire comme des morphèmes qui “jouent dans le discours le même rôle que des phrases entières” (Tesnière, 19662,95 ; cf. Grevisse-Goose, 199313,1565).
179Mais le problème est de savoir si les prétendus mot-phrases forment bien une classe particulière de morphèmes que l’on pourrait appeler les ProP, ou s’il ne s’agit pas d’un emploi particulier comme énoncé d’un morphème qui appartiendrait à une classe de morphèmes particulière. De fait, les prétendus mots-phrases comme oui, non, si, qui peuvent à eux seuls servir de réponse à une question, sont considérés par la grammaire traditionnelle comme des adverbes d’opinion (cf. Wagner & Pinchon, 1962, 422-423), comparables à d’authentiques adverbes comme assurément, probablement, vraisemblablement, assurément, sans doute, nullement, en aucune façon, etc. Ces adverbes pourraient occasionnellement, comme n’importe quel autre lexème dit majeur, constituer à eux seuls un énoncé ; et on ne serait pas surpris alors de les retrouver comme des constituants d’énoncé par exemple dans
Oui, je viens dans son temple adorer l’Eternel (Racine, Athalie, v. 1 ; cf.
Andromaque, v. 1 et Iphigénie, v. 1)
Non, l’avenir n’est à personne ! (Hugo, Ch. du crép. V, 2).
180De la même façon, les prétendues interjections peuvent être des constituants de phrase ou des énoncés à eux seuls. Mais on ne peut guère dire qu’il s’agit d’adverbes particuliers. D semble néanmoins préférable d’en faire une classe de morphèmes à part, moins à cause de leur fonctionnement qu’à cause de leur valeur. Comme le disent parfois les grammaires, ce sont des morphèmes qui “se rapprochent du cri” (Grevisse-Goosse, 199313, 1569) : ils visent plus à manifester une réaction subjective qu’à communiquer un véritable sens. Et même, “certains, comme le rappelle justement André Goosse, expriment des sentiments différents selon la situation. Ah ! par exemple « sert à marquer, suivant les cas, la joie, la douleur, l’admiration, l’amour, etc. AH ! que je suis aise de vous voir ! AH ! que vous me faites mal ! AH ! que cela est beau ! Il ne sert quelquefois qu’à rendre la phrase plus expressive, plus animée. AH ! madame, gardez-vous de le croire » (Dict. de l’Acad)” (Grevisse-Goosse, 199313,1568).

5. Autres classes de morphèmes

181Il existe des classes de morphèmes qui ne correspondent pas à des parties du discours de la tradition, parce qu’il ne leur arrive pas, du moins dans les langues indo-européennes, d’avoir une indépendance syntagmatique de mot. Ce sont tous les morphèmes grammaticaux qui servent d’expansions à un lexème. On pourrait les appeler, comme le fait Martinet, des « modalités » (Martinet, 1979, 11-12), et parler de modalités verbales, modalités nominales et modalités adjectivales. Mais il est probablement préférable d’éviter ce terme dont le sens est fluctuant en linguistique.
182Dans la classe des morphèmes qui servent d’expansions au verbe, nous avons déjà vu les morphèmes personnels dits clitiques ou atones. Il faudrait ajouter, pour le français par exemple, les morphèmes de temps comme l’imparfait, d’aspect comme l’« accompli », de mode comme le subjonctif de « volonté », de voix comme le « passif », et les morphèmes dont le signifiant discontinu contient un auxiliaire. Les morphèmes de subordination dont le signifiant est l’infinitif ou le participe ne doivent pas être rangés parmi ces morphèmes ; car ce ne sont pas des expansions syntaxiques du verbe. C’est seulement au niveau linéaire de la chaîne syntagmatique qu’ils s’unissent au signifiant du lexème verbal pour former un mot.
183Parmi les morphèmes qui sont des expansions nominales, il y a le morphème de « pluralité », qui suivant les langues se rattache linéairement au nom, au déterminant ou au syntagme nominal, le morphème de sexe comme -esse « femelle » et le morphème de diminutif -ette. Parmi les expansions d’adjectif ou d’adverbe, il y a les morphèmes correspondant à ce que les grammaires appellent traditionnellement les comparatifs et les superlatifs, à savoir plus, moins, très, le plus, etc.

6. En conclusion

184Aux 6 classes différentes de morphèmes lexicaux dites majeures, à savoir les Adv, les Adj, les Vintr- et les Vtr, les Npr et les N, il faut ajouter la classe des ProSN et la classe des interjections, ainsi que deux classes de morphèmes grammaticaux, à savoir les morphèmes fonctionnels et les morphèmes relationnels. Parmi ces deux dernières classes, on distinguera différentes sous-classes, suivant la nature syntaxique du constituant avec lequel les morphèmes grammaticaux se combinent. On aura ainsi les morphèmes relationnels de la proposition que sont les subordonnants qui ont un contenu sémantique, les morphèmes fonctionnels de la proposition que sont les subordonnants indiquant seulement la subordination, les morphèmes relationnels du SN que sont les prépositions et certains cas qui forment avec le SN un SAdv, les morphèmes fonctionnels du SN que sont les cas indiquant seulement une fonction syntaxique, les morphèmes relationnels du N dits Déterminants qui constituent avec lui un SN, les morphèmes relationnels qui sont des expansions de N, les morphèmes relationnels qui sont des expansions d’Adj ou d’Adv et les morphèmes relationnels qui sont des expansions de V. A cela il faut ajouter les morphèmes relationnels qui sont des expansions de toutes les classes de morphèmes ou de constituants syntaxiques que sont les coordonnants, ou des expansions de proposition constituant immédiat d’énoncé que sont les connecteurs.

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