L’âge d’or de la sémiotique littéraire - Français

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mercredi 22 janvier 2020

L’âge d’or de la sémiotique littéraire


 la sémiotique littéraire


L’âge d’or de la sémiotique littéraire, et quelques conséquences théoriques

1. À l’épreuve

Dans cet article, je voudrais comparer trois livres fondamentaux pour l’analyse sémiotique des œuvres littéraires, parus à quelques années de distance l’un de l’autre : S/Z de Roland Barthes (1970a), Maupassant de Algirdas J. Greimas (1976) et Lector in fabula de Umberto Eco (1979). Il s’agit sans doute des trois principales approches sémiotiques à la littérature, des trois livres qui ont ouvert les pistes de recherche les plus importantes — sémiologique, générative, interprétative — pour la science de la signification successive : trois différentes approches relevant de la sémiotique de la littérature, parues dans la même décennie, qui, par conséquent, ont produit trois différents objets de la discipline, en causant, avec un progrès considérable dans la recherche sur la signification, des équivoques théoriques qui sont encore à résoudre.
  • 1 Cf. Lévi-Strauss (1955) ; pour les interprétations sémiotiques de ce livre, voir : Pozzato (1992), (...)
2Après les années 60, moment où la rencontre entre la sémiotique et le structuralisme conduit à la naissance de la narratologie (Barthes et al. 1966) et de la nouvelle critique (Barthes 1964, 1966a), en reprenant certaines procédures de l’ancienne rhétorique pour aller « au-delà de la phrase » (c’est-à-dire outre les limites de la linguistique chomskyenne), on avait besoin de valider les modèles proposés dans le domaine concret de l’analyse littéraire. Il s’agissait de passer de la phase apéritive — euphorique — de l’invention théorique et méthodologique à celle — plus prosaïque — de la vérification sur le terrain des modèles déjà élaborés. Mais il ne s’agit pas, bien sûr, d’une simple application, ni d’un véritable contrôle, mais d’une mise à l’épreuve des instruments de description, au moment de l’analyse, pour les améliorer, les éliminer si nécessaire, mais aussi pour en construire de nouveaux. On verra ainsi que pour Barthes l’analyse textuelle « pas à pas » d’une nouvelle de Balzac est un geste qui veut poser la « différence » du sens face aux similitudes narratologiques précédentes ; que pour Greimas le travail minutieux sur un conte de Maupassant vise à superposer la dimension cognitive de l’« intériorité » des personnages à celle pragmatique de leurs actions, en introduisant le niveau de l’énonciation en plus de celui de la narration énoncée ; et que pour Eco la lecture très attentive d’une « fumisterie » d’Alphonse Allais convoque une théorie des mondes possibles de la narration à partir des différents niveaux de coopération interprétative. Pour ces trois auteurs, et pour la sémiotique dans son ensemble, le texte est donc comme le « sauvage » de l’ethnologue : si ce dernier, dans ses études des cultures autres, met en question la sienne, le sémioticien, face au texte qu’il veut analyser, et à cause des résistances qu’il lui pose, abandonne la stéréotypie de ses procédures pour constituer des instruments plus efficaces à la compréhension générale de la textualité. C’est Greimas (1976, p. 7), dans l’Avant-propos de son livre, qui explicite cette comparaison :
Comme l’exploration de l’ethnologue, installé sur le terrain, ce travail sur le texte est censé être, pour le sémioticien, un retour naïf aux sources.
Cette comparaison peut être poussée encore plus loin : tout comme l’étranger, s’établissant auprès d’une communauté qu’il sait autre, apporte avec lui, en plus d’une sympathie quelque peu hypocrite parce que fondée sur le postulat de la différence, tout son savoir antérieur durement organisé, la relation de l’analyste au texte n’est jamais innocente et la naïveté des questions qu’il lui pose est souvent feinte. Il lui arrive, heureusement, de temps en temps — et c’est là une récompense pour des efforts disproportionnés aux découvertes — de rencontrer des faits qui dérangent ses certitudes et l’obligent à des remises en question des explications toutes prêtes. Cette route parsemée d’obstacles, selon l’image bien connue de Condillac, c’est peut-être celle de toute pratique scientifique.
  • 2 Sur le travail des formalistes russes, cf. Erlich (1954), l’anthologie des écrits des formalistes ( (...)
  • 3 Sur ces questions cf. Landowski (2004), Marsciani (2007), Lancioni e Marsciani (2007), Fontanille ( (...)
3C’est ainsi que débute une période intense d’exercices pratiques pour la sémiotique du texte, en laissant toutefois entre parenthèses ce que « texte », en tant que catégorie de la sémiotique et terme de son métalangage spécifique, veut dire. En travaillant, en fait, sur des faits littéraires, les trois auteurs semblent assimiler l’œuvre (donnée dans une tradition culturelle et un canon esthétique très marqués) au texte (qui, en tant qu’objet de connaissance à construire, par principe ne lui convient pas). Barthes (1971) avait bien posé cette différence conceptuelle, mais dans un discours plus orienté vers la pratique critique de la littérature militante que vers une réflexion rigoureuse sur la signification, discours qui a rencontré très peu d’audience après des autres sémioticiens. Mais, au fond, le travail des dits formalistes russes avait déjà indiqué l’exigence de distinguer entre la littérature comme telle — objet historique que la tradition culturelle occidentale qui est la nôtre nous consigne comme évidence — et la littérarité, qui est au contraire un concept théorique et une catégorie méthodologique propre à la recherche sémio-linguistique — donc à fonder, discuter, spécifier au mieux. Si donc, d’une part, les années 70 constituent l’âge d’or de la sémiotique littéraire, très riches en découvertes encore fondamentales aujourd’hui, d’autre part c’est dans cette période que naît une équivoque présente dans certains débats de la sémiotique actuelle — surtout quand, travaillant sur d’autres domaines sociaux et culturels plutôt que sur la littérature, elle a pensé abandonner la textualité comme concept et catégorie au nom d’autres choses comme les « expériences », les « pratiques », etc., considérées, elles aussi, comme concepts et catégories. Relire les trois livres en question, au-delà de la reconstruction historique en train de se faire, peut donc être utile aussi pour réfléchir sur les problèmes ouverts en recherche sémiotique actuelle.

2. Écriture / lecture

  • 4 Pour une reconstruction du travail sémiotique et littéraire de Barthes cf. Calvet (1990), Marrone ( (...)
  • 5 La notion de lecture chez Barthes est fortement ambigüe. Il semble que, dans certains passages de (...)
4Dans Critique et Vérité (1966a), Barthes propose de distinguer dans les études littéraires trois approches possibles : la science de la littérature, qui s’occupe des possibles narratifs à partir d’une « faculté de littérature » (analogue à la faculté de langage des linguistes) ; la critique littéraire, qui superpose sa parole à celle de l’œuvre en réalisant des œuvres ultérieures ; la lecture, qui fait de l’œuvre un objet de plaisir et de désir. À première vue, cette tripartition correspond aux types de travail du même Barthes : l’Introduction à L’analyse structurale du récit (1966b) serait science de la littérature ; les Essais critiques (1964) seraient critique littéraire ; le Plaisir du texte (1973) serait enfin du côté de la lecture. Mais S/Z, 250 pages très denses qui analysent les 40 du Sarrasine de Balzac, mêle ces trois approches, ayant comme but explicite d’« écrire la lecture » pour manifester la différence textuelle, sa constitutive pluralité de significations. Si l’analyse narratologique vise à reconstruire les grandes structures du récit dans un modèle unique, le travail proposé par Barthes dans ce livre est le contraire : faire valoir le texte dans sa pluralité, en se donnant le pouvoir de remonter les « petites veinules » du sens, « ne laisser aucun lieu du signifiant sans y pressentir le code ou les codes dont ce lieu est peut-être le départ » (Barthes 1970a, p. 19). Toutefois, cette sorte d’utopie d’exhaustivité ne veut pas saturer le texte, le dire définitivement dans un « tout de signification » statique et fermé, mais le faire jouer dans sa complexité infinie (à la manière, si l’on veut, de la thermodynamique d’un Prigogine). Si dans un texte « tout signifie sans cesse et plusieurs fois, mais sans délégation à un ensemble final » (ibid., p. 18), il faut « écrire la lecture » non comme acte de consommation mais comme production du sens. D’où l’importance décisive du détail à l’intérieur du texte — typique de tout le travail de Barthes (des Mythologies à la Chambre claire) —, qui pose et en même temps met en discussion le principe constitutif de chaque analyse structurale : celui de la pertinence. Il faut éviter, selon Barthes, que ce principe puisse être utilisé pour réintroduire subrepticement la conception esthétique idéaliste qui distingue, dans une œuvre, ce qui est considérable (poétique) de ce qui ne l’est pas (non poétique, ou fonctionnel). La pertinence n’est pas une procédure de réduction, mais plutôt une mise en évidence des réseaux formels où les sens sont générés, distribués, transformés.
5À partir de ce type de projet théorique — à la fois sémiotique et esthétique, critique et créatif — on peut comprendre non pas la méthode, mais les « dispositions opératives » adoptées par Barthes dans sa « lecture écrite » de Sarrasine — histoire, on s’en souvient, d’un chanteur châtré, racontée du point de vue d’un sculpteur qui, sans connaître sa condition, tombe amoureux de lui. La première manœuvre est celle de la segmentation du texte en ses parties minimales. En refusant l’idée narratologique (et sémiotique) des différentes niveaux du texte, pour faire valoir au contraire la « poussière d’or » des connotations, cette opération n’est pas évidente. D’un côté Barthes sait bien, avec Hjelmslev (1943), que le plan de l’expression et celui du contenu ne sont pas conformes : en segmentant le signifiant en parties, on ne trouve pas nécessairement des portions correspondantes du signifié. De l’autre, il ne veut pas abandonner la surface du texte, là où se cache sa différence significative. La seule solution possible est donc celle, tout à fait arbitraire, d’accorder au lecteur toute la responsabilité d’indiquer les éléments dans lesquels le texte est constitué, nommés donc lexies :
  • 6 L’arbitraire de la notion de lexie porte Barthes à réinventer chaque fois les modalités de la segme (...)
La lexie comprendra tantôt peu de mots, tantôt quelques phrases ; ce sera affaire de commodité : il suffira qu’elle soit le meilleur espace possible où l’on puisse observer les sens ; sa dimension, déterminée empiriquement, au juger, dépendra de la densité des connotations, qui est variable selon les moments du texte : on veut seulement qu’à chaque lexie il n’y ait au plus que trois ou quatre sens à énumérer (p. 20).
6Ainsi, Barthes décide de suivre le texte pas à pas, tout au long de sa surface linéaire, en laissant inaltérée ce que les formalistes appelaient l’intrigue, et en niant par conséquent la possibilité de reconstruire, au-dessous de lui, la fabula, c’est-à-dire la logique narrative sous-jacente au texte. En mimant le procès de la lecture, l’analyse de Barthes est donc, comme sera celle d’Eco, prospective, tandis que celle de Greimas, à la recherche des invariantes narratifs, est plutôt rétrospective. Mais, à bien y regarder chez Barthes, la surface du texte est très souvent brisée par l’émergence des sens plus profonds, qui mettent en relation un texte avec son intertexte disséminé dans la culture. Il en résulte une image très séduisante, mais très problématique, du texte :
Le texte, dans sa masse, est comparable à un ciel, plat et profond à la fois, lisse, sans bord et sans repères ; tel l’augure y découpant du bout de son bâton un rectangle fictif pour y interroger selon certains principes le vol des oiseaux, le commentateur trace le long du texte des zones de lecture, afin d’observer la migration des sens, l’affleurement des codes, le passage des citations (Barthes 1970a, pp. 20-21).
7La deuxième manœuvre est alors justement celle du repérage et de la classification des codes, zones du passage continuel entre le texte et tous les autres textes qui, les constituant, les font dissoudre. Mais le code, selon Barthes, n’est ni une liste paradigmatique de règles combinatoires d’éléments minimaux, ni un système de correspondances entre expression et contenu, ni une dérive déconstructiviste de milliers d’analogies possibles, mais une sorte de zone liminaire entre texte et intertexte, quelque chose de très similaire à la notion d’encyclopédie prévue quelques années plus tard par Eco (1979, 1984) : si d’un côté il rappelle la nécessité d’un intertexte culturel de référence, de l’autre cet intertexte est possible seulement à partir du texte. En d’autres termes — très proches de certaines positions de Lotman (1998) — le texte est toujours texte de la culture, qui est également réservoir des codes :
Ce qu’on appelle Code, ici, n’est pas une liste, un paradigme qu’il faille à tout prix reconstituer. Le code est une perspective de citations, un mirage de structures ; on ne connaît de lui que des départs et des retours ; les unités qui en sont issues (celles que l’on inventorie) sont elles-mêmes, toujours, des sorties du texte, la marque, le jalon d’une digression virtuelle vers le reste d’un catalogue […] elles sont autant d’éclats de ce quelque chose qui a toujours été déjà lu, vu, fait, vécu ; le code est le sillon de ce déjà (pp. 27-28).
8Le but de l’analyse textuelle est alors d’aller à la recherche, dans les lexies qui forment le récit, des traces des codes qui règlent l’économie sémiotique du même récit. Si le texte est un tissu, c’est parce qu’il travaille pour entremêler tous ces fils sémantiques que sont les codes ; et l’analyste n’est pas là pour défaire la toile mais, au contraire, pour l’indiquer comme telle.
  • 7 Dans les autres analyses textuelles proposées par Barthes (1969a, 1969b, 1970b, 1972, 1973a) dans l (...)
  • 8 Cf. l’entrée « Configuration » de Greimas et Courtés (1979).
  • 9 Cf. l’entrée « Rôle thématique » de Greimas et Courtés (1979).
9Mais combien, et de quelle nature, sont ces codes ? Dans S/Z Barthes propose une typologie de cinq codes : proaïretique, sémantique, culturel, herméneutique et symbolique. Cette liste, très étrange à première vue, doit être lue, aujourd’hui, davantage comme une série de questions ouvertes, auxquelles la sémiotique subséquente a donné des solutions possibles, que comme une proposition de résultats déjà établis. En la formulant, Barthes a bien à l’esprit qu’il s’agit des principaux problèmes d’une sémiotique de texte à faire plutôt que des bases d’une théorie textuelle déjà faite. Avec un regard éloigné, on peut remarquer, par exemple, que ces cinq codes sont en partie une reformulation des quatre niveaux du récit individués dans l’« Introduction à L’analyse structurale des récits » (1966) : fonctions, actions, indices et informants. Le code proaïretique est en quelque sorte une synthèse des fonctions et actions, parce qu’il organise en série les événements narratifs à partir des scénarios culturellement préétablis qui s’appuient sur une logique — variable — du vraisemblable (un peu comme les frames des sociologues, qu’Eco (1979) utilisera aussi, ou les configurations discursives de Greimas). Ainsi, par exemple, un proaïretisme comme « aller au théâtre » prévoit toute une séquence d’actions canoniques (entrer dans le bâtiment, acheter le billet, s’asseoir, attendre l’ouverture du rideau, etc.), qui est distribuée dans le récit de manière à former un des fils de son tissu, en s’entremêlant à tous les fils d’autres possibles proaïretismes. Les événements recueillis dans un proaïretisme, en outre, peuvent appartenir à d’autres proaïretismes : le fait d’entrer dans la salle, par exemple, est un acte utile pour assister au spectacle mais peut être aussi nécessaire pour rencontrer quelqu’un avec lequel on aura une relation amoureuse. Il est évident aussi qu’un proaïretisme peut avoir pour origine soit un acte soit un personnage, qui, exactement comme le rôle thématique de Greimas, est considéré par Barthes comme le point de départ de possibles parcours narratifs (un pêcheur, par exemple, est relié à toute une série d’actions potentielles). De la même manière, une action est soit le nœud d’un proaïretisme, soit un élément du code sémantique, celui qui va construire le caractère d’un personnage ou l’atmosphère d’une situation. Si quelqu’un embrasse une fille, voilà une séduction qui arrive à la réalisation (proaïretisme) et en même temps un personnage caractérisé comme séducteur (sémantisme). Le code sémantique, en d’autres termes, correspond aux indices de l’« Introduction » du volume de 1966 et est utile à construire, en accumulant les connotations, les personnages, les scènes, les situations, les paysages à partir d’une culture de référence. En tous cas, il ne faut pas confondre le code sémantique avec le code culturel, qui a affaire avec l’ensemble des savoirs (historiques, médicaux, littéraires, scientifiques, etc.) que le texte, en les apostrophant, contribue à construire. C’est le domaine des informants, c’est-à-dire des effets de réel que le texte convoque pour s’ancrer dans le monde, pour faire croire à la vérité de ce qu’il raconte. Quant au code herméneutique, il distribue tout le long du texte les éléments d’une énigme à résoudre, d’un mystère, comme dans le suspense des polars. Pourquoi Charlus parle-t-il si fréquemment avec Jupien ? Voilà le début d’un code herméneutique… Enfin, le code symbolique est pour Barthes le plus intéressant, parce qu’il nie la logique culturelle du vraisemblable des quatre autres codes et la linéarité narrative qui en découle, en faisant exploser le texte dans toutes les directions. Il s’agit, bien sûr, de quelque chose de très proche du symbolique lacanien, convoquant une logique de la réversibilité du temps, du supplément et de l’excès. Ainsi le personnage de Zambinella, le chanteur châtré, est une figure double — et ambivalente — autour de laquelle on va regrouper toutes les autres figures doubles qui, pour des raisons très différentes, peuvent être présentes dans le texte : au début de l’histoire, le narrateur se trouve assis à cheval sur le bord d’une fenêtre… Toutes les procédures rhétoriques (freudiennes) de l’antithèse, de la condensation et du déplacement sont convoquées par le code symbolique, en se distribuant dans le texte justement pour interrompre l’évidence (construite) de la narration. Le symbolisme est une espèce de langage ultérieur qui se superpose au langage premier de la narration, souvent en le contrastant, pour affirmer le surplus continuel du sens.
10Ce qui est important dans cette classification, et qui est le mérite principal de Barthes dans ce livre, est l’idée même d’une classification, non pas des codes en tant que tels, mais des logiques sémantiques sous-jacentes à chacun d’eux : le texte ne répond pas à une seule logique, comme le pensent beaucoup d’auteurs, mais à plusieurs, souvent en contraste entre elles. Si la linéarité caractérise le (seul) code herméneutique, l’embrouillement d’un certain nombre de linéarités a affaire plutôt avec le code proaïretique. En ce qui concerne le code sémantique, il semble répondre à une logique de l’accumulation, tandis que le code culturel suit une logique du renvoi à la culture de référence du texte et de son intertexte. Le code symbolique, par contre, répond à une logique supposée de l’inconscient, explosive et réversible, qui semble préconiser ce qui sera pour Greimas (1984) l’autonomie des langages figuratif et plastique. Face à beaucoup de théories narratives de dérivation aristotélicienne, qui insistent sur une simple mise en séquence des actions, Barthes indique la complexité des dimensions textuelles présentes dans le récit, en ouvrant la piste aux recherches ultérieures de la sémiotique — littéraire et non littéraire.

3. Réalisme et cognition

  • 10 Comme le remarque Paul Ricœur (1985), il est tout à fait possible de faire dériver de l’explication (...)
  • 11 Voir aussi l’entrée “Segmentation” de Greimas et Courtés (1979).
  • 12 Greimas et Courtés (1979), entrée “Texte”.
11Maupassant est la réponse de Greimas à Barthes et à son S/Z. Avec ce livre, l’auteur de Sémantique structurale (1966) et Du sens (1970) abandonne le domaine jusqu’alors privilégié du mythe et du folklore pour mesurer la vocation empirique de la sémiotique sur le texte littéraire, convoquant les meilleurs résultats de la narratologie et de l’analyse sémantique. Ainsi, le premier geste implicite du Maupassant est d’abandonner la distinction, proposée par Genette (1972) et acceptée naïvement par plusieurs chercheurs, entre une narratologie dite du signifié (intéressée à la logique immanente de la narration) et une narratologie dite du signifiant (travaillant sur l’articulation interne des évènements dans le récit). Fabula et intrigue ne sont pas, selon Greimas, les deux faces du signe saussurien mais deux différents niveaux d’un seul « parcours » sémiotique, modèle qui organise la signification par différents paliers de pertinence qui vont du plus simple au plus complexe, du plus abstrait au plus concret, du plus général au plus particulier. Ils sont donc à analyser avec un seul regard qui vise à leur interdéfinition : le récit est le niveau profond du discours, le discours le niveau de surface du récit. Cela veut dire, entre autres, que la segmentation du texte (procédure qui cherche le paradigme distribué dans le syntagme, en faisant émerger des contrastes catégoriels) doit remplir en même temps maints critères : si l’on opère au niveau du récit, c’est le schéma narratif (manipulation, compétence, performance, sanction) qui marque les moments forts de l’histoire, en utilisant une lecture rétrospective qui permet — indirectement — le passage de l’explication analytique à la compréhension interprétative du texte. Mais si l’on travaille au niveau du discours, les critères de division s’engendrent à partir de la syntaxe et de la sémantique proprement discursives, allant à la recherche — dans une lecture plutôt prospective — des possibles disjonctions spatiales (ici / là / ailleurs), temporelles (maintenant / avant / après), actorielles (je / tu / il), mais aussi thymiques (euphorie / dysphorie) et topiques (même / autre), présentes tout au long du texte, qui permettent de diviser le texte même en séquences et segments11. Là où Barthes indiquait plusieurs logiques qui se mêlent dans la nouvelle de Balzac, Greimas réplique avec l’idée d’une série de niveaux de sens (le parcours génératif) avec des procédures de passage (ou conversion) de l’un à l’autre. L’analyse du texte se configure ainsi comme une stratégie qui opère selon des buts explicites qu’on se donne avant — ou pendant — le même travail analytique. Et la segmentation se révèle une opération de textualisation : elle construit le texte comme résultat du projet de description de l’objet sémiotique qu’on veut stratégiquement connaître. Voilà alors la définition fondamentale du texte donnée par Greimas : « le texte n’est constitué que des éléments sémiotiques conformes au projet théorique de la description ».
12De cette conception théorique et méthodologique dérivent les deux principales « découvertes » théoriques de Greimas présentes dans ce livre : (i) la superposition d’une dimension cognitive du savoir à celle pragmatique des actions, (ii) le rôle constitutif des mécanismes formels de l’énonciation dans la construction du discours. Le lieu du littéraire, selon Greimas, n’est pas la « poussière d’or » des connotations en réseau entre elles, comme le pensait Barthes, mais la gestion de ces deux procédures sémiotiques que la narratologie traditionnelle ne considère presque pas.
  • 13 Dans cette phase de son travail, Greimas ne distingue pas entre savoir et passion, dimension cognit (...)
13(i) Dans ses premiers ouvrages, Greimas avait défini le récit comme un procès orienté de transformation des sujets, en polémique entre eux, qui visent à se conjoindre à un paquet de valeurs qui se trouvent inscrites dans quelques objets (dits de valeur). Les transformations narratives se structurent, au niveau profond, comme opérations de conjonction et disjonction entre sujets et objets, opérations régies par une syntaxe élémentaire qui vise au moment central de la performance, là où a lieu la conjonction désirée. L’examen d’un texte littéraire comme le petit conte Deux amis de Maupassant — l’histoire de deux hommes quelque peu simples qui, pendant la guerre franco-prussienne, décident de pêcher sous les bombes de l’ennemi, pour finir fusillés — fait apparaître une autre forme de transformation narrative, elle aussi fondamentale pour la structuration sémiotique du texte. Il s’agit des modifications intérieures, impalpables, invisibles qui portent sur le savoir que les personnages ont du monde, de leurs semblables, des autres ; savoir qui tout le long de l’histoire change, s’accroît, s’affaiblit, se révèle faux, se démontre vrai, change de direction, etc. Si dans les récits folkloriques l’accent narratif est posé surtout sur le moment de la performance, de l’action pratique et de la lutte entre sujets et anti-sujets, dans les textes littéraires (dans une mesure différente, bien sûr, selon les genres) émerge au contraire le moment précédent de la compétence, ou en général la cognition, qui double l’action pour travailler sur les « pensées », les « idées », les « émotions » des personnages. Ainsi, ce qui dans la dimension pragmatique constitue, par exemple, un retour temporel en arrière, est au contraire dans la dimension cognitive un aller en avant. Chez Maupassant, la narration de ce qui s’est passé dans les moments précédents de l’histoire racontée n’est pas un simple flash-back, mais le souvenir du personnage, qui a la fonction, par exemple, de lui faire reconnaître un autre personnage qu’il avait connu dans un moment antérieur de sa vie.
  • 14 C’est dans ce livre que Greimas introduit pour la première fois une conception de l’énonciation de (...)
14(ii) C’est ainsi que la dimension cognitive s’appuie sur les procédures de l’énonciation, c’est-à-dire sur les articulations syntaxiques des temps, espaces et acteurs à l’intérieur du discours. Dans un texte comme Deux amis, produit à partir d’une poétique littéraire — et historique — dite réaliste, les faits, en principe, priment sur les sentiments. Le narrateur ne peut pas entrer dans « la tête » de ses personnages, ne peut pas connaître ce qu’ils pensent et éprouvent. L’intériorité des personnages doit alors s’exprimer d’une manière pour ainsi dire indirecte, à travers un discours apparemment neutre, objectif, impersonnel. D’où l’émergence de l’instance d’énonciation qui, dans la formidable reconstruction faite par Greimas, fait travailler, dans un texte réaliste, la dimension cognitive de l’histoire, en utilisant le discours dit « indirect libre » : le narrateur ne renonce pas à sa parole, tout en faisant parler (ou « penser ») en même temps ses personnages. Si dans le folklore, très souvent, la narration est assumée par un narrateur qui participe aux valeurs, et aux faits racontés, dans la littérature les relations entre énonciation et énoncé sont beaucoup plus complexes. Et c’est grâce à cette complexité que se produisent des effets de sens plus ou moins objectifs ou subjectifs. Dans Maupassant, Greimas insiste beaucoup sur ces mécanismes discursifs qui, en cachant l’énonciateur derrière l’énoncé, produisent en même temps des effets de réel et des effets d’intériorité. Et c’est surtout dans les moments apparemment plus neutres, par exemple les descriptions, que l’énonciateur fait passer, dans sa parole, le savoir et les émotions des personnages. Le paysage (avec ses éléments figuratifs : le soleil, l’eau, la terre, le ciel, la montagne, etc.) devient ainsi l’endroit littéraire que l’énonciateur charge des responsabilités sémantiques, en lui confiant les valeurs en jeu (paix / guerre, vie / mort, nature / culture, etc.) et toute la dimension cognitive du récit (être/paraître, mais aussi peur, anxiété, félicité, etc.). Le narrateur réaliste utilise ainsi les procédures littéraires typiquement symbolistes : il re-sémantise le monde, le charge de tensions et de passions, le représente comme un organisme immense où les éléments basiques — eau, air, terre, feu — donnent à l’homme ses destins. La nouvelle de Maupassant s’approche alors, dit Greimas, des paraboles de l’Évangile.
  • 15 Sur ce mécanisme de régénération des genres, cf. Fabbri & Marrone (1994).
15Travaillant sur des questions spécifiquement sémiotiques et narratologiques, Greimas propose en même temps, de manière latérale, son interprétation du vieux problème du réalisme et plus généralement des genres littéraires. Le récit réaliste n’est pas le produit plus ou moins réussi d’une poétique et d’une idéologie données en amont, mais une façon très précise de structurer le discours. Le réel est un effet de texte, disait déjà Barthes (1968), mais surtout, dit Greimas, un effet de discours, la conséquence des stratégies énonciatives que le discours installe dans le texte. De ce point de vue, le récit ne reconfigure pas seulement le monde auquel il se réfère, comme le pense Ricœur (1985), mais redéfinit aussi le genre à l’intérieur duquel il vient se produire : un récit réaliste se trouve à mimer les gestes du récit symboliste. Le texte, donc, brouille le genre auquel il appartient, pour le reconfigurer comme un nouveau type de discours, à partir duquel, probablement, d’autres textes seront rédigés. Réalisme et symbolisme, de ce point de vue, ne sont plus des étiquettes traditionnelles que l’historien de la littérature utilise pour mettre en ordre son matériel, mais les résultats des structures de signification que le sémioticien va reconstruire.
  • 16 Parmi les nombreux ouvrages successifs sur la sémiotique littéraires, qui continuent la démarche de (...)
  • 17 Sur la sémiotique tensive cf. Fontanille et Zilberberg (1998), Zilberberg (2006).
16On comprend la raison pour laquelle le Maupassant a dans l’œuvre de Greimas la fonction d’une charnière : d’un côté, il marque la conclusion du travail sur la structure du récit ; de l’autre, parce qu’il se concentre sur un texte littéraire, c’est-à-dire sur un objet de signification bien plus complexe qu’un conte de fées ou un mythe, le travail sémiotique vise à outrepasser le niveau narratif pour s’occuper du discursif, seul endroit où, par exemple, les dimensions cognitive et énonciative peuvent trouver une considération adéquate. Le passage du récit au discours ne se configure donc pas seulement comme l’instauration d’un nouvel objet d’analyse, mais comme un véritable changement de direction dans la sémiotique à part entière : à partir de ce moment, elle s’occupera, outre des systèmes de la signification, de ses procès, à la recherche des modèles plus subtils et efficaces pour saisir la dynamique intrinsèque et infinie du sens. Ainsi, au-delà des deux faits de signification évoqués, la cognition et l’énonciation, beaucoup d’autres questions sont soulevées par ce livre. On peut penser, par exemple, à l’introduction de la dimension aspectuelle dans les structures élémentaires de la signification (c’est à dire à une « logique de l’approximation » à l’intérieur de la logique catégorielle — reprise plusieurs années après par la sémiotique dite tensive) ; mais aussi à l’articulation des modalités par le carré sémiotique (d’où la différence fondamentale entre le /ne-pas-pouvoir-faire/ et le /pouvoir-ne-pas-faire/ des protagonistes de l’histoire) ; et enfin à la dimension passionnelle qui — ici assimilée au « noologique » cognitif — est dominante, dans ses transformations, tout au long du récit, du moment initial du contrat « tacite » à celui final de la mort « debout », en passant par la « joie délicieuse » de la performance illusoire, grâce à laquelle Morissot et Sauvage, les deux amis, deviennent des héros malgré eux. La stupidité que, comme le remarque Greimas, les deux petits Français portent inscrite dans leur nom est, peut-être, la marque d’une astuce plus profonde : celle d’un monde où les éléments naturels règlent les destins humains, et où le réel et le symbolique, la nature et la culture, l’être et le paraître trouvent une possibilité heureuse de conciliation.

4. Promenades d’un lecteur

  • 18 Cf. par exemple Eco (2002).
  • 19 Il est évident que cette dichotomie entre interprétation et usage ne doit pas être entendue comme p (...)
17Avec le Lector in fabula de Eco (1979) s’achève en quelque sorte l’âge d’or de la sémiotique littéraire, cette décennie si dense et prolifique qui fait de la science de la signification l’interlocuteur privilégié de la théorie de la littérature, au-delà des stéréotypies idéalistes (toujours présentes dans les débats intellectuels et académiques) qui voient dans la sémiotique — à cause de ses modèles formels — la mort de l’inspiration créative de l’écrivain ou des plaisirs impalpables du lecteur. La réponse de Eco à ce type de critiques, relancées plusieurs fois, est tranchante : même les gynécologues tombent amoureux… Ce livre de Eco se présente comme une réécriture en alphabet sémiotique de son livre esthétique l’Œuvre ouverte (1962) : là où ce dernier soulignait l’importance du moment de la réception dans l’œuvre d’art, qui devient programmatique dans les poétiques de la contemporanéité (d’où la notion d’ouverture), le livre du 1979, qu’on va examiner ici, reconstruit les fondements de cette ouverture, c’est-à-dire les mécanismes par lesquels le destinataire est porté à travailler activement dans les textes (artistiques ou pas), en participant forcément à sa constitution. Si le structuralisme, à l’intérieur duquel opèrent Barthes et Greimas, considère le texte comme un « tout de signification » articulé de manière interne et fermé par rapport à son extériorité contextuelle ou situationnelle, pour Eco il n’y a pas de signification possible sans une relation continuelle — et réciproque — entre texte, contexte et situation. Pas de sémantique sans une pragmatique qui, en la dynamisant, la fonde comme telle. C’est pour cela que l’idée de texte comme tissu est ici maintenue, mais le tissu duquel on discute, en reconstruisant les formes, est celui des interprétations possibles, tout à fait prévues par les stratégies textuelles, qui par principe laisse au dehors les usages du texte, c’est-à-dire toutes les lectures en aval que le texte n’a pas construites en amont. En d’autres mots, si le texte est ouvert, cela ne signifie pas — comme Eco (1990) l’expliquera encore dans son travaille successif — que toutes les lectures sont garanties par lui-même, par sa structure : le texte a des limites au-delà desquelles il y a le champs infini — et incontrôlable — des déconstructions (Derrida), des pratiques désiderantes (Deleuze et Guattari), des plaisirs et des jouissances (Barthes), etc.
  • 20 Le travail d’Eco, ici, est conduit seulement sur des textes littéraires, c’est-à-dire linguistiques (...)
18Le point de départ de Eco est ici la pragmatique linguistique et de la communication, et donc l’idée que, dans le discours oral comme dans les textes écrits (dans une mesure différente dans les deux cas), il y a des trous de sens, des espaces blancs, des interstices (appelés, selon les théories, non-dits, allusions, implicites, implicatures, présuppositions, mais aussi relations anaphoriques et cataphoriques, isotopies, etc.) que le lecteur doit remplir, compléter, saturer, perfectionner en mettant en relation ce qui est dit avec ce qui ne l’est pas, ou, de la même manière, ce qui est dit avant avec ce qui l’est après, à partir du réservoir des savoirs (ou encyclopédie) qu’il possède déjà. Le texte, selon Eco, est un lexème étendu, de même que le lexème est un texte concentré : le sens s’élargit et se rassemble par des formes expressives différentes, qui vont d’un seul mot à une œuvre entière, en produisant des activités interprétatives plus ou moins complexes et fondamentales. L’analyse textuelle ne comporte donc pas un renoncement à l’analyse sémantique des termes linguistiques, lesquels, à leur niveau spécifique, maintiennent leur signification littérale, mais présupposent aussi, à d’autres niveaux, les contextes discursifs et les situations de communication à l’intérieur desquels ils acquièrent tout leur sens. Les mots, les phrases, les textes sollicitent donc, à partir de leurs structures internes, un travail pragmatique du destinataire, qui doit activer des portions plus ou moins développées de son encyclopédie pour compléter le sens que le texte laisse entrouvert. En d’autres mots : « Le texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire », « Le texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner » (Eco 1979, 52 ; éd. fr. pp. 63-64). Mais si ce « quelqu’un », dans l’expérience concrète de la réception, est le lecteur empirique, qui peut compléter la signification textuelle d’une manière plus ou moins satisfaisante, il y a à l’intérieur du texte deux figures — tout à fait prévues et nécessaires — qui jouent entre elles, dans une sorte de défi, en édifiant la signification : d’un côté l’auteur modèle (qui laisse dans le texte les trous de sens) ; de l’autre le lecteur modèle (qui va remplir ces mêmes trous). La relation entre ces deux figures est réciproque : le premier prévoit la présence du deuxième, en le construisant comme partie nécessaire à la signification textuelle. Le sens se donne, et se dispute stratégiquement, entre ce qui est dit explicitement par le texte et ce qui, n’étant pas dit, est présupposé comme déjà connu dans l’encyclopédie du lecteur, c’est-à-dire dans l’ensemble des compétences (linguistiques, conversationnelles, intertextuelles, circonstancielles, etc.) nécessaires pour le comprendre, en éliminant les ambigüités, en mettant en relation ses différentes parties, en reconstruisant sa structure sémantique. Entre texte et encyclopédie (ou, si l’on veut, entre production sémiotique individuelle et culture sociale de référence), il y a donc une dialectique constitutive, qui partage le sens, en le produisant comme tel. Mais « postuler la coopération du lecteur ne veut pas dire polluer l’analyse structurale avec des éléments extratextuels. Le lecteur comme principe actif de l’interprétation fait partie du cadre génératif du même texte » (Eco 1979, p. 7). Entre génération de la signification et interprétation du sens, il n’y a donc pas opposition, comme le pensent nombre de théories esthétiques et sémiotiques, mais au contraire collaboration : générer un texte veut dire prévoir les mouvements du lecteur pour l’interpréter, exactement comme, dans une bataille, le stratège prévoit en amont ce que l’ennemi fera en aval.
  • 21 Cf. Pezzini (1998, 2007) qui travaille sur la dimension passionnelle de la lecture, à partir du Lec (...)
19Or, c’est évident que, pour Eco, le sens qui se dispute et se construit entre génération et interprétation, auteur modèle et lecteur modèle, texte et encyclopédie a surtout une dimension intellectuelle, cognitive, cérébrale, liée à une activité de nature inférentielle (si x, alors y) quasi logique. Si la dialectique entre dit et non-dit peut faire déclencher des tensions de type passionnel (anxiété, peur, joie, etc.), c’est en tous cas à l’intérieur d’une volonté plus générale de compréhension de la valeur essentiellement intellectuelle du texte, en anticipant des parcours narratifs, en proposant des hypothèses sur l’intrigue, en retournant en arrière pour mieux comprendre certains passages, en essayant de deviner la fin, etc. Le modèle est en quelque sorte celui des romans policiers (whodunit ?) et donc, pour utiliser les termes de Barthes, le code qui est dominant dans le texte imaginé par Eco est herméneutique. Si pour Barthes le texte / tissu doit être traversé pas à pas, du début à la fin tout au long de sa surface (selon le principe de différence), et si pour Greimas il s’agit de passer de la surface à la profondeur et retour (selon des principes de pertinence), pour Eco la structure textuelle a une configuration à nœuds, à boucles, à carrefours, à tournants, qui vont stimuler l’intérêt interprétatif du lecteur, sa volonté de compréhension de ce que le texte veut dire. Son principe de base pour segmenter le texte en parties n’est donc ni la différence ni la pertinence mais la portée cognitive des différents éléments qui font, ou ne font pas, déclencher le travail herméneutique du lecteur. Le parcours de celui-ci, donc, n’est pas linéaire, comme pour Barthes, ni géologique, comme pour Greimas, mais à sauts, allant à la recherche des solutions possibles aux « mystères » que le texte distribue de manière interne. C’est pour cela que Eco parle de sélections contextuelles et circonstancielles, de présuppositions et de décodifications, de topics à découvrir, d’isotopies à tisser, de prévisions et promenades inférentielles, de frames à activer, de préfigurations des mondes possibles, d’hypothèses sur leur réalité, c’est-à-dire de toute une série d’opérations mentales qui font d’un texte une machine à énigmes et de la lecture une activité quasi investigatrice.
  • 22 À la différence de S/Z et de MaupassantLector in fabula n’est pas un livre entièrement dédié à l’ (...)
  • 23 Le fait est que Drame, ainsi que l’observe Eco, « appartient à un club raffiné, présidé selon nous (...)
20Ce n’est pas un hasard, alors, si la brève nouvelle choisie par Eco comme exemple concret de sa théorie — Un drame bien parisien d’Alphonse Allais — est, comme il le souligne lui-même plusieurs fois, un méta-texte, un texte qui, avec une certaine ironie de base, est construit comme mystère à comprendre, secret à dévoiler, casse-tête à résoudre, et donc comme une œuvre qui doit être lue plusieurs fois pour éliminer progressivement toutes les énigmes qu’elle pose au lecteur tout à fait intentionnellement. Pas de valeurs symboliques, d’allégories, de paraboles, d’illogiques de l’inconscient dans ce texte, comme dans ceux choisis par Barthes et Greimas, mais plutôt des contradictions apparentes, voire des pièges, que le lecteur, avec une certaine fatigue cognitive, doit interpréter pour le comprendre. Le texte de Drame, comme le remarque Eco, raconte trois différentes histoires : (i) celle de ses personnages, Raoul et Marguerite, deux jeunes époux très jaloux l’un de l’autre, qui se trouvent, en travestis, dans un bal du Moulin Rouge en cherchant de dévoiler la trahison réciproque ; (ii) celle d’un lecteur ingénu qui, en tant que « consommateur typique des histoires d’adultère bourgeois de la fin de siècle, nourri à la comédie de boulevard et aux petites histoires de la Vie parisienne » (p. 197, éd. fr. p. 259), en lisant le texte pour la première fois suit tous les passages explicites de la fabula, en tombant dans les nombreux pièges du récit, c’est-à-dire dans l’intrigue très compliquée entre être et paraître que le déguisement des personnages au bal lui impose ; (iii) celle d’un lecteur critique qui, en lisant le texte plusieurs fois, en comprend l’ironie cachée et suit, non pas déjà les passages de la fabula plus triviale, mais les pièges mêmes dans lesquels le lecteur ingénu est tombé, en les considérant comme éléments eux aussi fondamentaux pour la véritable fabula que le texte raconte. Analyser Drame signifie alors, selon Eco, reconstruire l’enjeux de ces trois différentes histoires, qui s’entremêlent en produisant une double stratégie méta-textuelle : d’un côté, la nouvelle d’Allais se présente comme une banale histoire de jalousie qui, comme toujours dans les comédies fin de siècle, corrobore l’amour entre les deux époux (c’est le parcours du lecteur ingénu qui, en utilisant son encyclopédie, où ce genre littéraire est bien présent, est porté à faire des inférences fausses sur la discutable moralité des personnages, qui le portent vers l’incompréhension finale) ; de l’autre, le texte de la nouvelle est rempli des marques ironiques qui contredisent sa lecture plus naïve, en faisant de celle-ci son véritable contenu sémantique et narratif : « Allais pousse le lecteur à remplir le texte d’informations qui contredisent la fabula, l’obligeant à coopérer à la mise sur pied d’une histoire qui ne tient pas debout. L’échec de Un Drame comme fabula est la victoire de Un Drame comme métatexte » (pp. 196-197, éd. fr. p. 258).
21D’où le titre du livre de Eco, qui peut être lu au moins de deux façons différentes. Le lecteur est dans la fabula parce qu’il est, à l’intérieur d’un texte littéraire très particulier qui veut être éminemment méta-textuel, un de ses personnages. Mais le lecteur est dans la fabula aussi pour des raisons proprement sémiotiques, en tant que principe constitutif de tous les textes, de leur signification plus profonde : en utilisant son encyclopédie (par exemple, dans le cas particulier analysé par Eco, le système traditionnel des genres et le mouvement qui lutte pour le contredire), il va compléter les trous textuels pour comprendre les jeux, et les enjeux, du texte. Il s’agit, bien sûr, de deux types de lecteur fort différents. Le lecteur ingénu et le lecteur critique ne sont pas de la même nature : si le premier est prévu par et dans le texte, au moment de l’expérience immédiate, c’est-à-dire plus phénoménologique, de sa réception, en tombant dans les pièges du récit, le second est une instance qui se superpose au premier en le considérant lui-même comme un des contenus textuels — exactement comme l’analyste d’un texte qui, en connaissant déjà sa conclusion, le relit et le relit encore, pour reconstruire non pas son histoire mais ses stratégies constitutives. Sémioticien sans le savoir, le lecteur critique est un lecteur qui possède une encyclopédie plus vaste que l’ingénu, une culture littéraire bien plus raffinée, qui sait jouer avec les mécanismes textuels, en les appréciant comme valeurs esthétiques en tant que telles. La frontière entre lecture critique et analyse textuelle est donc très faible : le plaisir du texte est d’avoir la capacité d’observer ses stratégies intrinsèques ; la sémiotique textuelle est une lecture plus attentive qu’à l’ordinaire. La stupeur du lecteur ingénu à la fin de Drame, qui s’aperçoit n’avoir rien compris, est la jouissance du lecteur critique qui prend plaisir de sa naïveté.

5. Conclusion

Voilà donc, en synthèse très condensée, ces trois différentes approches des œuvres littéraires, qui, une fois comparées, mettent en évidence des questions fort diverses. Par exemple, si pour Barthes et Eco le lecteur est le protagoniste du texte, qui à partir de ses codes ou de son encyclopédie reconstruit son sens, pour Greimas c’est la logique immanente interne du texte même qui en permet la subsistance. Si pour Barthes le texte est un tissu, un réseau des différences sémantiques, pour Greimas il est le principe des niveaux de pertinence de la signification destinée à orienter l’analyse textuelle, tandis que pour Eco les trous que laisse le texte sont remplis par un lecteur modèle prévu par l’auteur modèle. Pour tous les trois, la lecture sémiotique est toujours une relecture, mais pour Barthes et Eco il s’agit d’une lecture perspective, qui va du début à la fin de l’histoire à la recherche de ses significations possibles, tandis que pour Greimas vaut le principe d’une lecture qui est soit rétrospective (au niveau narratif) soit perspective (au niveau discursif). De plus, si pour Eco le texte est une œuvre ouverte et pour Greimas une machine fermée, pour Barthes il est entrouvert, c’est-à-dire en même temps ouvert et fermé, selon les points de vue.
23Mais le but de notre travail est ici autre. Cette lecture très rapide de trois livres fondamentaux de sémiotique littéraire, publiés à quelques années de distance l’un de l’autre, a cherché à réduire une possible équivoque. À première vue, ces livres présentent trois différents styles d’analyse de l’œuvre littéraire, à partir de trois différentes théories sémiotiques, de trois différentes façons de concevoir la signification : comme différence pour Barthes, comme articulation en paliers pour Greimas, comme dialectique entre auteur modèle et lecteur modèle pour Eco. À bien y regarder, la question est en même temps plus simple et plus compliquée. Il ne s’agit pas de trois façons d’analyser une œuvre donnée, mais de trois façons distinctes de bâtir sémiotiquement un texte, en montrant aussi — implicitement chez Barthes, explicitement chez Greimas et Eco — comment ce texte se présente en tant qu’œuvre littéraire et quelle est sa « poétique » sous-jacente. Ce n’est pas un hasard si Greimas comme Eco se posent la question des genres, c’est-à-dire celle du système des valeurs littéraires que le texte, en l’utilisant, vise à modifier : Deux amis n’est pas un récit réaliste mais un poème symboliste masqué ; Drame n’est pas une comédie de boulevard mais un méta-texte qui se moque d’elle (et son titre donne déjà des indications très précises dans cette direction). Barthes, Greimas et Eco ne travaillent donc pas sur une œuvre littéraire, sur un objet historique que sa culture de référence a construit et valorisé comme tel à partir de ses paramètres implicites d’esthétisation. Ils ne tombent pas dans l’illusion ontologique qui prend comme donné un produit culturel qui est, en réalité, construit comme tel et puis présenté comme chose. Leur travail vise à outrepasser l’évidence de la culture, en montrant les mécanismes de sa constitution.
24D’où un certain nombre de remarques, qui sont à entendre comme des questions encore ouvertes, comme des avertissements pour la recherche future qui est la nôtre.
25L’analyse sémiotique des textes littéraires nous montre que, en général, l’analyse sémiotique des textes (c’est-à-dire de toutes les entités de la connaissance sémiotique) est une procédure de constitution de l’objet, de production — explicite, cohérente et partagée — de ses pertinences, à partir des modèles de signification donnée, mais surtout en direction des modèles encore à faire : c’est-à-dire de ce que l’analyse devrait avoir comme but fondamental, celui de mettre à l’épreuve, d’affiner, de perfectionner les modèles, pour en construire des nouveaux. L’analyse sémiotique est prise, par destin épistémologique, dans une dialectique constitutive entre théorie et méthodologie, où des catégories d’analyse sont des concepts théoriques, et vice versa. Le texte n’est pas un donné mais un résultat, la réalité sémiotique n’est pas une chose, mais une relation entre formes qui construisent des substances. Vouloir aller « au-delà » des textes est sortir de l’épistémologie sémiotique, c’est un retour ingénu vers une vision néo-ontologique du sens qui précède — historiquement et scientifiquement — le paradigme structuraliste. De manière tout à fait paradoxale, c’est justement le travail sur le texte littéraire qui peut nous dire, et souligner, tout cela. Travailler sur lesdites « expériences » phénoménologiques de la vie quotidienne, avec leurs contours faibles et imprécis, ou sur les « pratiques » sociales et médiatiques, où la signification se manifeste en milles petits fragments discursifs, en millions de comportements sans définition préalable, peut faire surgir le doute qu’il n’y aurait pas de réalités textuelles à re/construire. Mais c’est justement la littérature — entité discursive qui se fonde sur une tradition séculaire qui l’a solidement canonisée et naturalisée — qui est à même de nous indiquer qu’il faut toujours distinguer entre œuvre et texte, c’est-à-dire entre l’évidence (construite) des entités culturelles et les procédures (à reconstruire) de leur naturalisation.
  • 24 Cf. par exemple Marrone 2014.
  • 25 Autre livre paru dans la même décennie !
26C’est pour cela que le texte se donne toujours comme entité sémiotique par excellence, comme la seule véritable réalité sémiotique qui est, en amont, construite par les acteurs sociaux et les méta-modèles culturels et, en aval, reconstruite par le sémioticien dans ses analyses. Il n’existe donc pas une différence de principe — de type ontologique — entre texte, co-texte, contexte et situation. Cette différence est donnée, et modifiée sans cesse, dans les différentes cultures, mais aussi dans les différents textes. Ce qui est un texte pour une culture (par exemple, une ville dans le Moyen Age) ne l’est pas pour une autre (par exemple la nôtre) ; de la même manière que ce qui constitue un contexte pour une culture donnée (par exemple un rituel religieux dans notre modernité) sera considéré, dans une autre culture (aussi le Moyen Age), tout à fait comme un texte. D’où l’idée selon laquelle tout ce qui est pertinent pour la signification n’est pas un donné de contexte mais un élément textuel à intégrer dans l’analyse. Tous les textes, dira Lotman, ont leur « aura de contexte » : une peinture est un objet religieux dans une église, mais une œuvre d’art dans un musée. Les muses font toujours le rond, dit encore l’auteur de la Structure du texte artistique (1970), et c’est dans ce rond — jeu stratégiquement infini — que se constituent les textes, leur valorisation esthétique qui les pose comme œuvres, et les contextes qui rendent signifiantes (ou non) leurs « auras ».
27C’est pour cela que la question des genres, genres littéraires mais plus généralement types discursifs, comme le soulignera Rastier (2001), est fondamentale pour une sémiotique de texte : c’est à travers elle que l’on peut conjuguer le travail sur les textes avec celui sur les cultures, en intégrant les pratiques dites sociales (domaine de la praxéologie) aux pratiques plus généralement discursives (domaine de la sémio-linguistique). En faisant référence à trois différentes logiques textuelles — ou mieux : à trois différents nœuds de logiques sémiotiques qui s’entremêlent entre eux dans le tissu textuel — Barthes, Greimas et Eco fondent, par l’analyse, des idées de littérature très diverses, différentes théories esthétiques implicites qui font de certains types de logiques sémiotiques des littérarités possibles. De ce point de vue, les trois textes choisis par eux dans leurs livres sont toujours des textes-limites, des textes qui forcent le système traditionnel des genres, en mettant en discussion l’ontologie profonde à partir de laquelle on peut distinguer, chaque fois en termes fort divers, des régimes discursifs plus ou moins réalistes, plus ou moins fantastiques, plus ou moins mythologiques, plus ou moins documentaires, etc. Le drame de Drame est de ne pas vouloir être une comédie.
28Enfin, si la relecture semble, au fond, caractériser l’analyse sémiotique des textes, on pourra formuler l’hypothèse, comme projet de recherche sémiotique pertinente et efficace, de toute une série de ré-analyses, c’est-à-dire des retours stratégiques aux textes de Balzac, Maupassant et Allais pour continuer à édifier leur signification. Et voici quelques notes possibles pour de futurs travaux : classer la hiérarchie des codes dans Deux amis et Drame, reconstruire des séquences narratives et des segments discursifs dans Sarrasine et Drame, s’interroger sur les lecteurs ingénu et critique dans Sarrasine et Deux amis, restituer la dynamique passionnelle de ces textes, mais surtout retrouver les saisies esthétiques qui font reculer la narration dans les trois cas. Le corps est le grand absent de l’âge d’or de la sémiotique littéraire.

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